Fendika, chaudron d’utopie en Ethiopie

Published 29/08/2019 in Musique

Fendika, chaudron d’utopie en Ethiopie
Melaku Belay (au micro) et son groupe Ethiocolor au Fendika, en octobre 2018.

Musique

Repris en 2008 par le danseur et chorégraphe Melaku Belay, le club mythique d’Addis-Abeba s’est mué en un lieu multiculturel ouvert à tous.

Ce vendredi-là, bien après minuit, la fête semble loin d’être finie. Le public massé devant la petite scène brasse large et rappelle d’autres clubs de cette internationale du tout-monde : des voyageurs venus de loin pulsent comme les gens du coin, les artistes de la diaspora comme la jeune génération de ménestrels enchaînent les bières Harar comme les fioles de tej, un doux hydromel. Les langues se mélangent aux sons d’Ethiocolor, le combo piloté par l’hôte du lieu, le danseur-chorégraphe Melaku Belay. Bienvenue au Fendika, haut lieu de l’activité nocturne d’Addis-Abeba, un nom qui circule depuis un bail parmi les amateurs d’Ethiopiques. «On terminait toujours au Fendika. On y a joué avec la chanteuse maison. Soirée mémorable !» se souvenait en 2010 le groupe Akale Wubé. «Un exceptionnel chaudron !» selon l’Imperial Tiger Orchestra, qui y officia à la même époque. «Je connais le Fendika depuis plus de vingt ans. C’était un azmari bet [lieu dévolu aux musiques traditionnelles, à la danse et à la poésie, ndlr] très touristique. Au fil du temps ça a changé de mains, jusqu’à ce que Melaku s’en saisisse. Dès lors, toutes les musiques y ont trouvé leur place et on peut même y voir des Gouragués, pas forcément les populations qui fréquentent traditionnellement les azmari bets.»

Francis Falceto, le Français qui révéla les trésors de l’âge d’or éthiopien, est comme chez lui ici. Le Fendika, un club mutant, donc, ouvert à tous vents : les improbables rencontres y sont sans cesse possibles… Mais aussi un azmari bet dans la grande tradition, lors de soirées où des poètes improvisent des vers pour railler et rallier le public. Le lundi, le batteur Teferi Assefa teste ses idées musicales, qu’il qualifie d’«Ethiopian tribal jazz» : «Ici, les vibrations sont parfaites !» Le sésame coûte 50 birr, soit moins de 2 euros, mais ici, ce n’est pas rien, «c’est donner une valeur aux artistes qui s’y produisent», insiste Melaku.

Durant sept ans, Melaku Belay dort sous le bar

C’est un classique : la typique histoire d’un club qui raconte le destin d’une personnalité atypique. Dans ce lieu ouvert en plein quartier Kazanchis au début des années 90 – comme toute la vague noctambule qui suivit la fin du couvre-feu du Derg (gouvernement militaire «provisoire» de l’Ethiopie socialiste, de 1974 à 1987) -, Melaku Belay, ado à la rue, trouve refuge : durant sept ans, il dort sous le bar. «Et le soir, je dansais pour des pourboires.» Douze ans plus tard, en 2008, il décide de louer le Fendika, son terrain d’expérimentations. «J’ai très vite choisi de salarier les musiciens et azmaris.» C’était inédit – depuis, d’autres clubs ont dû se mettre au diapason. Ça change quoi ? «Tout. Se produire pour le pourboire, c’est forcément chercher à flatter l’audience. Cela a pour conséquence de ne pas renouveler l’approche du répertoire.» Pour lui, la tradition est une matière vibrante. C’est pour l’éprouver qu’il a créé Ethiocolor : l’expérience vise aussi bien à témoigner de la diversité culturelle du pays haut perché qu’à entremêler les différentes générations sans distinction. «Les gens étaient fiers, mais personne ne m’a aidé financièrement.» Et les fèrendj («les étrangers») sont aussi dans la place. Ça aussi, c’est inédit. «Voyager m’a ouvert l’esprit. J’ai pris conscience de la puissance de la danse. Des fenêtres se sont ouvertes, mais contrairement à beaucoup d’artistes éthiopiens qui partent à l’étranger, et décident de ne pas rentrer, j’ai fait un autre choix.» Et ça aussi, c’est peu courant par ici.

«Libre», le mot revient souvent dans la conversation. Le sourire de Melaku parvient à surpasser les galères, notamment la pression immobilière qui pèse dans sur Kazanchis. Tandis que les murs s’affaissent alentour pour faire surgir du flambant neuf, lui a choisi il y a bientôt quatre ans d’acheter la parcelle mitoyenne, «pour la préserver de la spéculation qui ronge toute la ville». Le petit club a grandi et un brasero illumine désormais la cour où se love le bar. Tout cela a un prix. Quelque 200 000 dollars sur la table : une campagne Indiegogo (plus de 10 % du total), un emprunt perso, beaucoup de soutiens, d’ici et de plus loin. Chacun apporte sa pierre à l’édifice. Melaku, lui, ne compte pas ses heures, toujours sur le pont, prompt à la moindre attention. «Depuis, je suis encore plus libre : j’ai pu présenter des peintres qui ont du mal à vivre de leur art, des poètes, des projets musicaux qui ont du mal à s’exprimer en Ethiopie.»

Plus qu’un simple cabaret festif, l’ambition est de fonder un centre culturel, comme il en existe trop peu – voire pas encore – à Addis-Abeba. En poussant les murs, d’autres idées ont germé. Nichée dans le dédale de pièces, une galerie accueille des artistes, comme le peintre Haliu Kiflé, dont l’expo «Hope Tragedy» (des collages de visas qui tracent les contours de figures fantomatiques) interroge le statut des immigrants en Europe. «Melaku nous offre l’espace pour rien. Et quand on vend, il ne nous demande rien», dit-il. C’est la deuxième fois qu’il expose au Fendika : «Melaku a créé les conditions pour inventer ici.» Tout lien avec son expo n’est pas que fortuit. Haliu Kiflé anime aussi des ateliers pour les enfants en journée.

«Nous sommes une petite famille»

Au Fendika, plus d’un musicien venu de la province peut trouver le gîte. Beaucoup ont commencé comme serveurs avant de devenir danseurs pro. La coresponsabilité, c’est un autre mot-clé ici. «Nous sommes une petite famille. Quand je suis en tournée à l’étranger, je sais que le Fendika est en bonnes mains.» Le quadragénaire n’a pas l’âme d’un chef, encore moins celle d’un businessman affûté. Mais il a de la suite dans les idées : plus encore qu’un centre culturel, il bâtit dans ces quelques mètres carrés un modèle à essaimer. «Transformer la société, c’est l’enjeu de l’art, ici comme ailleurs. L’important est d’être en chemin. Il faut créer un réseau international pour renforcer notre indépendance et pour pouvoir s’inspirer les uns les autres. Cela prendra du temps, je n’en doute pas, mais il faut y aller. Plus le choix.» Ce n’est qu’un début, que la fête continue les ébats.

ParJacques Denis Envoyé spécial à Addis-Abeba

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