Berlioz et les passeurs de passion

Published 25/08/2019 in Musique

Berlioz et les passeurs de passion
Lors de la création d’«Euphonia 2344» de Michaël Levinas à la chapelle de la fondation des Apprentis d’Auteuil, le 24 août.

Reportage

A La Côte-Saint-André, le festival consacré à l’enfant du pays célèbre son héritage avec deux étonnantes créations mondiales : «Euphonia 2344», un opéra de Michaël Levinas d’après une nouvelle d’anticipation écrite par le compositeur, et «Poèmes spirites» d’Arthur Lavandier, en écho au romantisme de ses «Nuits d’été».

Voilà cent cinquante ans que Hector Berlioz est mort et la France mélomane sature sous les hommages. Le compositeur, figure majeure, quoique solitaire, du mouvement romantique national, inébranlable génie dont on salue académiquement la richesse des couleurs, l’inventivité harmonique et l’intransigeance de la pensée, est fêté à satiété. Concertant, lyrique, mélodique : depuis le début de l’année, toutes les facettes du compositeur ont été surinterprétées à travers les salles du pays. Toutes ? Non. Dans son village natal de La Côte-Saint-André (Isère), où ce fils de médecin naquit en 1803 et où se tient chaque année le festival Berlioz, quasi exclusivement concentré sur ses œuvres, on s’interroge aussi sur ce qu’il n’est pas : Berlioz sans Berlioz. Entre les concerts exceptionnels qui réunissent dans la vallée de la Bièvre orchestres et chefs prestigieux (François-Xavier Roth, Valery Gergiev, Tugan Sokhiev, Sir John Eliot Gardiner… tout ça la même semaine), sont posées deux créations mondiales volontiers intrigantes et qui gravitent autour du personnage : un opéra tirant son livret d’une de ses nouvelles (car Berlioz se piquait aussi de littérature), et un cycle de mélodies inspiré de ses Nuits d’été. Un siècle et demi plus tard, que reste-t-il du «roi Hector» ? Etat des lieux des mannes.

Écrans de fumée

Bruno Messina dirige le festival depuis 2009. Lorsqu’il parle de Berlioz, il est intarissable et ses interlocuteurs se gardent d’ailleurs bien de l’interrompre, tant son discours passionne. Il dresse du compositeur un portrait nuancé. «C’était un atypique : il venait de province, ne jouait pas de piano et n’était pas passé par les académies.» La plupart des biographes ouvrent son histoire au moment de son arrivée dans la capitale, à 18 ans, pour faire sa médecine, où il se découvre une passion pour Gluck, pour l’opéra et se réoriente. Mais selon Messina, qui a sorti cet hiver sa propre bio du personnage chez Actes sud, l’oreille de Berlioz était déjà formée. «Je me suis aperçu que les outils de l’ethnomusicologie, dont j’avais été prof au Conservatoire de Paris, pouvaient me permettre de reconstituer tout ce qu’on ne savait pas sur lui», avance-t-il.

Son Berlioz est d’abord un danseur, dont le père avait payé des cours, un joueur (de flageolet et de guitare) influencé par les musiques dansées, et un jeune homme solidement ancré dans sa région. «Raconter Berlioz, c’est par exemple soulever la question du son comme marqueur de territoire. Son œuvre est pleine d’effets de spatialisation, des sons que les bruits de la ville nous font oublier mais qui possèdent une utilité à la campagne.» Pour Messina, par exemple, la Symphonie fantastique, première grande œuvre de Berlioz, n’est pas le modèle parisien tourmenté qui semble couler de source, mais une représentation régionaliste de son enfance, dont il faut aller chercher la clé dans l’histoire des villages alentour, les archives du musée Hector-Berlioz (par ailleurs sa maison natale) ou les Etres fantastiques du Dauphiné, recollection de contes de tradition orale, qui peuvent à leur manière expliquer bien des épisodes de ce sommet du romantisme.

Il est par ailleurs impossible d’évoquer Berlioz sans s’arrêter sur la fibre romantique, non pas de son œuvre mais de son existence. «La réalité n’est pas ce qu’on lit de lui. Il vit sincèrement dans une tempête de sentiments exacerbés. Mal aimé, complexé, mais aussi cyclothymique, manipulateur, souvent d’ailleurs à son insu, il se voit plus malheureux qu’il n’est», continue Messina. De fait, ses Mémoires doivent aussi se concevoir comme une entreprise d’autopromotion qu’il serait risqué de prendre pour argent comptant. «J’ai découvert ses mensonges, ses omissions, ses plaintes continuelles. En l’étudiant, le portrait se remodèle – sans que je l’aime toutefois moins.» Par ses écrans de fumée, Berlioz est le pire ennemi de qui veut connaître Berlioz. Et, pour Messina, la modernité de la communication, «la mise en scène de l’artiste par l’artiste», représente un de ses principaux legs.

Nœud d’influences

Cette fois-ci, c’est la bonne. Après des années de douce persuasion de la part du festival, Michaël Levinas a enfin accepté de reprendre de fond en comble une musique de scène composée en 1998. Aujourd’hui, son Euphonia devient Euphonia 2344. Quel est l’intérêt berliozien de la démarche ? Le texte est adapté d’une nouvelle d’anticipation de Berlioz. Elle additionne trois thèmes que Levinas décrit comme : «l’Europe en décomposition, ici illustrée par l’Italie, avec la perte des identités culturelles – la création d’une ville de l’absolu artistique, Euphonia, miroir du Conservatoire, d’une exigence et d’un professionnalisme sans pitié, presque totalitaire – et enfin une conception romantique mais tragique d’un amour qui mène au crime.» La redécouverte de cette nouvelle met aussi en avant les qualités de visionnaire du compositeur qui, en 1844, employait déjà par exemple le terme de «téléphonie». Berlioz use dans ses écrits de la même verve de laborantin qui passe dans ses partitions – on ne se refait pas.

En adaptant ce qui n’était ni un livret d’opéra ni du théâtre, Levinas a voulu faire «entendre la musique dans un texte et ne pas mettre un texte en musique». Sous les voûtes de la chapelle de la Fondation des Apprentis d’Auteuil, il trouve la bonne distance et laisse ses chanteurs faire éclater la vocalité de la prose berliozienne, très souvent en configuration solo, lâchés dans le vide de ce qui s’apparente, faute de mieux, à du roman lyrique. L’Ensemble orchestral européen et le chœur lyonnais Spirito soutiennent discrètement les solistes avant de muscler des scènes d’ensemble cruciales. «Berlioz est un compositeur héritier des expériences acoustiques de la Révolution et qui entend l’aspect presque politique de la masse orchestrale et de la foule», souligne Levinas, qui s’est aussi plu à le citer musicalement dans cet ensemble de thématiques berlioziennes inévitables (évocation de la campagne, réutilisation des cloches de la Fantastique…) tout en jouant sans cesse avec les couleurs des pupitres – autre forme de citation.

Dans les rues de la ville. Festival Berlioz, de musique classique, à la Côte-Saint-André (Isère) le 24-08-19.Dans les rues de La Côte-Saint-André, le 24 août. Photo Pablo Chignard pour Libération

Levinas qui, avec l’aide de ses interprètes, a su tirer de ce nœud d’influences une œuvre brillante, notamment sur le plan de la prosodie, considère Berlioz comme un précurseur de la transversalité des formes. Mais aussi comme un homme dont «la foi en l’avenir» transparaît dans les œuvres, même si, paradoxe, les caractéristiques de l’autocrate musical d’Euphonia à la tête de cette ville-conservatoire à bien des égards tyrannique rappellent étrangement celles du compositeur. Mais l’enfant du pays n’en est pas à un paradoxe près.

«Bulldozer hypersensible»

Arthur Lavandier est un habitué de Berlioz. Le compositeur a réarrangé la Symphonie fantastique en 2015 (avec guitares électriques – sacrilège) et orchestré les parties piano des Mélodies irlandaises en 2017. Cette année, il présente au festival des Poèmes spirites, une commande de l’Orchestre de chambre de Paris où il est en résidence, qui fait écho aux Nuits d’été, pour voix et orchestre, composées en 1856 par Berlioz. «J’avais peur de me sentir entravé en réarrangeant un nouveau cycle de mélodies. Nous avons donc décidé de faire une création, sur des textes de Frédéric Boyer.» Auteur et compositeur se sont donc laissé traverser par les Nuits d’été. «Je les ai beaucoup écoutées, puis j’ai composé quelque chose de personnel en sachant que le souvenir de Berlioz allait le colorer, mais sans hommage ni citation – juste en essayant d’écrire une partition aussi variée que les siennes. Nous sommes des éponges, nous régurgitons forcément la musique qu’on a entendue», note-t-il. Il décrit ses Poèmes spirites, qui seront chantés ce mardi par la mezzo Stéphanie d’Oustrac, comme «un travail ciselé sur de petits motifs, avec un matériau musical réduit et des formules concises».

Lavandier entretient avec Berlioz un rapport complexe : il n’en est pas un inconditionnel, tout en admirant son énergie, «les élans de sa plume. Dans ses œuvres de jeunesse, la technique compositionnelle n’est pas hyper contrôlée, l’orchestration pas forcément maîtrisée, mais il y a déjà un souffle qui emporte tout. La réflexion sur la structure parfaite, le choix des timbres… il arrive avec un bulldozer hypersensible et écrase tout», s’émerveille-t-il. Il loue d’ailleurs dans ce revival berliozien 2019 la possibilité de découvrir des pans moins pompiers de son répertoire, une musique plus élégamment écrite, précisément comme les Nuits d’été, «une oasis de légèreté, dans le sens brahmsien : peu de notes mais une sensibilité et une profondeur incroyables», et qui seront données après les Poèmes spirites. «J’ai hâte de pouvoir ensuite parler aux fans hardcore de Berlioz pour savoir s’ils y ont trouvé des ressemblances», sourit-il. Qu’il y en ait ou pas, l’intérêt du festival réside dans ce genre de confrontation. Berlioz, héritier de Gluck (classicisme 2.0 non mozartien), s’était forgé une personnalité trop originale et clivante pour perpétuer une descendance. Le festival, qui sans cesse relie, creuse et défriche de nouveaux territoires, des fois qu’on y entende un écho berliozien, assure cet héritage tout en renforçant la singularité de son trait.

ParGuillaume Tion Envoyé spécial à La Côte-Saint-André (Isère)

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