Présidentielle tunisienne : «On a voté par élimination»

Published 15/09/2019 in https:2019/09/15/

Présidentielle tunisienne : «On a voté par élimination»
Une électrice tunisienne derrière un «isoloir», un simple carton posé sur une table qui cache seulement le buste et les mains de l’électeur, dimanche à Ben Arous, près de Tunis.

Reportage

Le premier tour des élections en Tunisie a lieu ce dimanche. La campagne mouvementée a dissuadé beaucoup de citoyens de se déplacer dans les bureaux de vote, où règne une ambiance fébrile.

Voter ou ne pas voter ? Imad hésite encore. Installé au café le Latino, à quelques dizaines de mètres de son bureau de vote dans le quartier très populaire d’Ettadhamen, à Tunis, il écoute les arguments de ses amis. «Bien sûr qu’il faut voter, on a voulu la démocratie et la démocratie c’est ça, plaide Ahmed, 53 ans, assis à la gauche d’Imad, en montrant son index droit bleui par l’encre, preuve de son civisme. Nous, on est vieux, on ne verra pas les effets. Mais il faut le faire pour les jeunes.» En face, Mohamed hausse les épaules : «Ce sont tous des voleurs. Et puis, les politiciens, ils ont fait quoi pour Ettadhamen ? Rien. Alors pourquoi voter ?»

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A la deuxième tournée de café, Imad n’a pas encore choisi mais en cette fin de matinée, il a encore le temps. Le premier tour des élections présidentielles qui se déroule ce dimanche laisse les électeurs perplexes. «En 2014 [date des premières élections présidentielles libres post-révolution, ndlr], c’était plus simple. Le choix était : pour ou contre les islamistes. Là, la question économique est devenue la plus importante [le chômage atteint 15,3% de la population et le dinar a perdu 223% de sa valeur face au dollar depuis 2010]. Je me suis décidé au dernier moment, hier soir, mais 80% de mes amis n’iront pas voter parce qu’ils ne croient pas que le Président puisse leur trouver un travail», raconte Nidar, un restaurateur de 29 ans, en sortant du bureau de vote d’Ettadhamen. A 13 heures, l’Isie, instance qui gère les élections, annonçait une participation de 16,3%.

Campagne de boules puantes

La campagne, écourtée par la mort soudaine du président de la République, Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet, a été mouvementée. Le 23 août, a à peine trois semaines du premier tour, Nabil Karoui, en tête des intentions de vote, a été emprisonné pour blanchiment d’argent, alors que la plainte remontait à 2017. Youssef Chahed, le Premier ministre et candidat, est soupçonné d’avoir instrumentalisé la justice. L’ex-ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, soutenu par le parti présidentiel, Nidaa Tounes, a accusé Youssef Chahed d’avoir utilisé les moyens de l’Etat pour faire sa campagne. Le clan Karoui est, lui, critiqué pour utiliser la chaîne la plus populaire du pays, Nessma TV, cofondée par Nabil Karoui, à des fins électorales. Une campagne de boules puantes donc qui inquiète les chancelleries qui redoutent un recours aux fraudes.

Aux abords du Latino, on recense, sourire aux lèvres, les différentes techniques : payer l’électeur en amont, lui demander de prendre une photo de son bulletin de vote avant de le rétribuer, ou encore lui donner un bulletin tamponné et prérempli avant qu’il se rende aux urnes et lui demander de récupérer un bulletin vierge. Au courant de ces pratiques, Ilyes Riabi, un observateur électoral, explique que la fraude massive est impossible. Dans la salle de classe transformée en bureau de vote, il montre l’«isoloir» : un simple carton posé sur une table qui cache seulement le buste et les mains de l’électeur. «Tu ne peux pas sortir un téléphone pour prendre une photo. C’est trop voyant», avance Ilyes Riabi. Sans doute, mais «si on te donne un bulletin tamponné prérempli, tu le glisses dans ton pantalon au niveau du ventre. Si tu es assez rapide, personne ne te voit derrière le carton», assure-t-on dans les rues d’Ettadhamen. Cela exclut les électeurs les plus âgés, qui sont les plus nombreux dans les bureaux de votes. Impression confirmée par de nombreux observateurs dans différents points de vote de la capitale.

Place de la Tunisie dans la mondialisation

En milieu de matinée, Mourakiboun, réseau de citoyens qui surveille le déroulement des élections, notait que 93% des bureaux de vote observés fonctionnaient normalement, et que seuls des incidents mineurs (retard des assesseurs, etc.) ont été constatés dans les autres. A La Marsa, ville cossue au nord de Tunis, on ne croit pas une seconde à un trucage massif. «C’était avant, ça. Il y a un système mafieux aujourd’hui, mais ce n’est pas l’ancien régime», assure Dajila, architecte. Pour elle, si l’atmosphère est si fébrile, c’est que l’enjeu est plus complexe que lors de la précédente présidentielle : celui de la place de la Tunisie dans la mondialisation. «Je pense qu’on ne peut pas se soustraire à la mondialisation. J’ai voté en conséquence», explique-t-elle. En écho, Abdelwahab, fonctionnaire au ministère de l’Education, rétorque : «Il faut revoir notre relation avec l’Union européenne qui veut imposer l’Aleca [Accord de libre-échange complet et approfondi qui, adopté, libéraliserait de nombreux pans économiques comme l’agriculture]

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Face à la mer, dégustant des calamars frits arrosés de Celtia, la bière nationale, Slim, qui travaille dans la finance, résume cette campagne à celle du fatalisme : «Au premier tour, on a voté par élimination. Personne ne sortait du lot. Mais j’ai voté pour celui qui me paraissait le plus honnête. Au second tour, on votera pour le moins mauvais. On ne pouvait pas se faire une idée des programmes car les candidats n’ont fait que s’attaquer les uns les autres.» Au moins, Slim a pu bénéficier d’une remise de 50% sur les Celtia, offre promotionnelle du bar, grâce à son doigt bleu.

ParMathieu Galtier, correspondant à Tunis

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