Egypte : «J’avais peur de manifester mais j’étais heureux d’être là»

Published 22/09/2019 in https:2019/09/22/

Egypte : «J’avais peur de manifester mais j’étais heureux d’être là»
Des manifestants demandent la démission du président Al-Sissi, dans le centre-ville du Caire, en Egypte, le 21 septembre.

Récit

Répondant à un appel lancé via les réseaux sociaux, des centaines de manifestants à travers le pays sont descendus dans les rues vendredi soir. La crise économique semble au cœur de la colère.

Il y avait un petit air de fête, vendredi soir place Tahrir lieu emblématique de la révolution de 2011. Des centaines de manifestants, jeunes pour la plupart, déambulant au milieu de la circulation, en train de danser et crier des slogans contre le gouvernement. «Sissi, dégage !» lançait l’un d’eux, avant d’ajouter : «Après Moubarak, c’est à ton tour, Abdel Fattah.» Petit à petit, d’autres manifestants sont descendus dans les rues pour exiger le départ du Président : à Alexandrie, la deuxième ville du pays, mais aussi à Suez, Ismaïlia ou encore Mahalla, ville industrielle au nord du Caire d’où étaient parties les premières grandes manifestations en 2008, annonciatrices du printemps égyptien. Un scénario inimaginable quelques jours avant, malgré certains signes avant-coureurs et un mécontentement grandissant dans la population.

«Les gens étaient surpris eux-mêmes de se retrouver là, à manifester soudainement. Certains sont descendus en se disant qu’ils seraient sûrement seuls, mais que ça valait le coup de voir si d’autres avaient répondu à l’appel de Mohamed Ali», raconte Adil (1), étudiant en droit, évoquant le détracteur en chef d’Al-Sissi, un homme d’affaires qui dénonce la corruption au sein du pouvoir dans des vidéos très regardées depuis un mois. Ismat, qui s’est lui aussi exprimé dans la rue témoigne : «On regardait la télé avec des amis, un match de foot. On s’est dit : tiens, allons-y, on verra bien. Et on s’est rapidement retrouvés au milieu d’une petite foule hostile au Président. J’avais peur, parce que c’est interdit, et en même temps, j’étais heureux d’être là, de vivre ça.»

Acteur et businessman

Un peu plus tard dans la nuit, quand les forces de l’ordre ont commencé à réprimer la manifestation, certains étaient comme galvanisés : «On est là, on a réinvesti ce haut lieu du printemps égyptien, nous, les opposants au régime, alors que c’était devenu un espace interdit au public depuis plusieurs années», s’est écrié Mahmoud. Tirs de grenades lacrymogènes, arrestations par centaines… la réaction des autorités, d’abord dépassées, a été brutale. Ce qui n’a pas empêché plus de 200 personnes de réinvestir la rue, osant braver l’état d’urgence pour dire leur mécontentement, dans la nuit de samedi à dimanche, à Suez, à environ 140 kilomètres à l’est du Caire. «Personne ne sait jusqu’où ira ce mouvement et surtout s’il est vraiment représentatif d’un souhait général au sein de la population égyptienne, mais tous regardent avec stupéfaction ce qui s’est passé, d’autant que ces manifestants ap partiennent à une nouvelle génération qui n’a pas forcément connu la révolution de 2011, n’est pas politisée et invoque essentiellement des problèmes économiques», soutient Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, une ONG qui documente les disparitions forcées.

«Qui tire les ficelles ?» insiste de son côté Nour, jeune entrepreneuse qui résume assez bien les interrogations d’une partie de la population. Car tout a commencé avec d’étranges vidéos. Un homme, Mohamed Ali, acteur égyptien et ex-businessman qui a fait des affaires avec l’armée pendant quinze ans, a posté une première vidéo contre le pouvoir, le 2 septembre, depuis l’Espagne où il s’est exilé. Face caméra, il affirme qu’il n’a pas été rémunéré pour ses derniers travaux, dénonce la mainmise des militaires sur l’économie et la corruption endémique au sein même du gouvernement.

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Il n’hésite pas à montrer du doigt le Président et son entourage proche, notamment sa femme, affirmant que des millions d’euros ont été détournés. C’est lui qui a lancé ce premier appel à manifester, vendredi. Ses vidéos ont été vues par des centaines de milliers de personnes dans toute l’Egypte et même si Mohamed Ali n’avance aucune preuve de ce qu’il dit, il dénonce ce que beaucoup soupçonnent sans oser en parler. «Ces petites pa roles qu’on murmure entre soi, à l’abri des oreilles indiscrètes… Eh bien pour une fois, quelqu’un l’affirme haut et fort, sans peur», confie Ismat. Mais surtout, le président égyptien lui a récemment répondu, au cours d’une conférence internationale, réfutant ses allégations, mais lui donnant une importance et une tribune inespérées.

Paupérisation

Les Egyptiens, touchés de plein fouet par une crise économique sans précédent et une politique d’austérité très dure, expriment ainsi leur ras-le-bol alors qu’ils ont réélu le président Abdel Fattah al-Sissi, en 2018, notamment sur des critères économiques. Or, la population se paupérise avec désormais plus de 32 % des Egyptiens vivant sous le seuil de pauvreté, quand ils étaient 28 % en 2016. «Le Président nous a demandé de nous serrer la ceinture et on entend dire qu’il vit grassement avec sa famille», se plaint Hossam, qui tient un commerce dans le centre-ville du Caire. D’abord encensé au moment où il a pris le pouvoir en 2013 après avoir renversé le seul président démocratiquement élu d’Egypte, Mohamed Morsi, puis conspué pour sa mauvaise gestion du pays, Abdel Fattah al-Sissi est de plus en plus critiqué. «Il ne nous a pas permis de vivre mieux et ce qui s’est passé ce week-end va poser un sérieux problème de légitimité aux autorités», indique encore Mohamed Lotfy. Dans une nouvelle vidéo postée samedi soir, Mohamed Ali a appelé les Egyptiens à une «marche du million» vendredi. Un appel qui devrait permettre de tester la détermination de ces nouveaux opposants au régime.

(1) Les prénoms ont été changés.

ParEric de LAVARENE, Correspondant au Caire

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