Les ruptures de styles de Rudolf Stingel

Published 23/09/2019 in Arts

Les ruptures de styles de Rudolf Stingel
«Untitled, 2012», de Rudolf Stingel.

Critique

Entre hyperréalisme et toiles conceptuelles, le Suisse très coté expose à Bâle ses recherches, en référence à ses œuvres passées qu’il réinterprète et prolonge.

L’exposition de Rudolf Stingel à la Fondation Beyeler, à Bâle, démontre à plein d’endroits combien l’artiste suisse ne sait toujours pas sur quel pied danser avec la peinture, s’il l’aime ou pas, s’il y croit ou n’y croit plus, si ça lui suffit ou si c’en est déjà trop. Tantôt il la caresse dans le sens du poil, tantôt il rebrousse et fait l’inverse. Cette versatilité est en soi un programme, une œuvre, un jeu, son je. Je peins. Je ne peins pas. Je prends la main. Je la laisse. A qui ? A ceux qui regardent. Ou alors, je foule le tableau au pied et je le montre ainsi, outragé, portant les traces de mes pas. Ou encore, je ne mets pas de tableaux sur les cimaises, mais à la place des tapis aux motifs compliqués. Ce sinueux sillon de l’hésitation (peindre ou pas, pour abréger), beaucoup d’artistes l’ont creusé. Il n’est pas très original. On fait toujours du bien à la peinture en lui faisant du mal. L’apport majeur de l’artiste suisse, c’est peut-être qu’il visite des manières de peindre (ou pas, donc) totalement opposées. Il donne, avec la même conviction, la même radicalité, dans le tableau monochrome conceptuel ironique, et puis dans le tableau virtuose hyperréaliste follement séduisant.

Recette

A commencer par ces toiles figurant des voiles de tulle (plus diaphanes on ne voit pas) qui font des plis et des replis avec un tel réalisme que, tout en sachant que la surface est plane, qu’il n’y a là aucun volume, on ne peut qu’être tenté d’y toucher, d’y passer la main pour vérifier si cet tulle suave, ourlé et mordoré n’est bel et bien qu’une image. Le trompe-l’œil est sidérant et qu’il soit reproduit dans six tableaux avec des variations lumineuses ne lève même pas le voile sur l’illusion. Le pinceau de Rudolf Stingel semble alors aussi habile que celui de Parrhasios, ce peintre grec qui, selon Pline l’Ancien, berna Zeuxis, son confrère qui se croyait plus malin, en lui faisant prendre un tableau figurant un rideau pour un véritable rideau. Mais, les voiles de tulle de Stingel cachent eux une autre démarche, conceptuelle, ironique, distante.

RUDOLF STINGEL, UNTITLED, 2013Huile sur toile127 x 127 cm© Rudolf StingelPhoto: Christopher Burke Studio«Untitled, 2013». Photo Christopher Burke Studio

Au tout début de l’expo, l’artiste suisse donne la recette de son hyperréalisme redoutablement troublant. Ou plutôt, il la redonne pour ceux qui n’auraient pas suivi le fil de sa carrière et de ses tergiversations. En 1989, cinq ans après ses premières expos, il publie un livre intitulé Mode d’emploi révélant sa recette pour peindre le tulle. Ça tient en peu d’étapes, décrites en quelques mots et illustrées de photos en noir et blanc : mélanger la peinture à l’huile au moyen d’un batteur électrique, l’appliquer sur une toile, y apposer le tulle, vaporiser celui-ci de spray argenté. Laisser sécher un peu, retirer le tulle. Et vous avez du tulle, soit, mais, toujours pas un Rudolf Stingel, n’est-ce pas ? Le livre dit donc tout de ce qu’il faut pour faire la pièce, mais surtout que c’est trop tard pour en faire une œuvre de valeur. Stingel aujourd’hui le sait d’autant mieux que ses toiles valent une fortune (la collection Pinault l’a présenté en majesté en son palais vénitien en 2013). Dès lors, il en joue et peint les images de son livre, vieux de trente ans. L’expo commence même par là : des toiles photoréalistes reproduisant, trois décennies plus tard, les photos du bouquin. Avec ce risque assumé, mais pas totalement convaincant, de l’autoréférentialité.

RUDOLF STINGEL, UNTITLED (AFTER SAM), 2006Huile sur toile335.3 x 457.2 cm© Rudolf StingelPhoto: Ellen Page Wilson«Untitled (After Sam), 2006». Photo Ellen Page Wilson

Reste que Stingel n’a cessé de chercher une porte de sortie. Première salle encore : une épaisse moquette orange tapisse un des murs et permet qu’on y touche, qu’on en balaye la surface et y laisse ses traces de doigts. La pièce date du début des années 90 et revient à faire un tableau sans peinture, certes, mais avec quiconque ayant envie d’y mettre les doigts. Et aussi à inscrire l’œuvre dans le mur, dans le décoratif, dans l’anonymat donc, ou mieux, dans une présence vague, flottante puisqu’elle a beau être insistante et répétitive, personne n’y portera trop attention. D’où ce triptyque reproduisant une tapisserie à motif floral ou cette autre, à motif géométrique. Faire d’un papier peint une peinture, c’est le monde à l’envers. C’est mettre l’arrière-plan au premier, c’est faire disparaître l’artiste dans le fouillis d’un dessin répétitif.

Minutie

Stingel se pose ainsi sans arrêt au milieu du gué. Hésitant sur sa destinée et le crédit à porter encore à la peinture. Celle d’un renard à l’affût, pelage roux et doux, sur un sol enneigé, pourrait bien être un autoportrait s’il y en avait un autre, diablement ressemblant à la fin de l’expo. Hyperréaliste, noir et blanc, peint en 2006, d’après un cliché pris par le photographe Sam Samore, le tableau montre l’artiste, les yeux dans le vague, barbe de trois jours, pensif, abattu, la tête appuyée contre l’oreiller d’un lit qui engloutit en même temps son costume et sa chemise blanche au col ouvert. Untitled (After Sam), 2006 représente avec minutie l’absence du type au monde, ses doutes, sa lassitude, son renoncement, sa paresse dandy puis, malgré tout, sa ténacité vacharde, la peinture a le dernier mot, reléguant la photo au rang de document qu’on range ou jette une fois qu’on n’en a plus l’usage.

Judicaël Lavrador Envoyé spécial à Bâle Fondation Beyeler, Bâle (Suisse). Jusqu’au 6 octobre.

ParJudicaël Lavrador Envoyé spécial à Bâle

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