Brice Dellsperger relève le camp

Published 23/09/2019 in Arts

Brice Dellsperger relève le camp
«Fucking Perfect», 2019, de Brice Dellsperger, issu de la série «Body Double».

Critique

A Nice, la Villa Arson et la Station présentent les installations vidéo de l’artiste qui recrée des scènes de films sur les thèmes du double, du transformisme et de l’identité sexuelle.

Regards appuyés, mimiques goulues avec bouche en cul-de-poule, la prof d’aérobic, body beige déjà trempé, cible l’un de ses élèves, un nouveau qui se voit ainsi dragué à son corps défendant, au milieu d’une foule d’élèves bien plus méritants que lui. Alors, il s’active, suit le mouvement qui ne s’arrête jamais : le film de Brice Dellsperger dure dix minutes à peine mais tourne en boucle, saturant l’espace du haut de la Villa Arson de sa tonique musique de salle de gym. Et s’étirant sur toute l’immense largeur du mur du fond, en miroir : la projection est dédoublée et se reflète dans le flou d’une longue feuille de papier réverbérant posé au sol. L’installation condense ainsi tous les points focaux du travail de l’artiste depuis toujours : le dédoublement, le doublage, les doublures, le remake, le trouble dans l’identité, le sexe, le genre. Ce remake d’une scène d’un film du milieu des années 80 (Perfect) – avec John Travolta dans le rôle du journaliste mouillant le maillot pour les besoins d’un reportage sur l’aérobic et Jamie Lee Curtis en coach lubrique – parfait spectaculairement un corpus riche d’une quarantaine de films étiquetés sous le titre global de «Body Double» et dont une dizaine sont montrés simultanément à la Station, espace d’art niçois.

L’originalité, la signature, si on peut dire, de ces remakes, c’est qu’ils ne mettent en scène qu’«un·e unique acteur·ice travesti·e, écrit inclusivement Dellsperger, super personnage interprétant tous les rôles par dédoublement». Dans Fucking Perfect, c’est Jean Biche, artiste performeur qui se produit régulièrement sur la scène du Manko Cabaret, à Paris, qui s’y colle. Longtemps, ce fut seulement Jean-Luc Verna. Aujourd’hui, aux dires de Dellsperger, il lui est plus facile de trouver le profil de l’emploi : des types qui font du transformisme ou du travestissement une seconde nature.

Pour le dire trivialement, la remise en cause du diktat du genre est rentré dans les mœurs. C’était loin d’être le cas quand Dellsperger signait ses premiers opus camp. Du coup, sa mini-rétrospective à la Station fait passer ses premiers films pour des pionniers du (trans-)genre, alors qu’ils ne sont vieux que d’à peine deux décennies. Mais c’est là une des pattes de cette œuvre : avoir été (et continuer à être) à côté du mainstream. Les films élus par Brice Dellsperger sont plutôt ceux datant de son adolescence et les scènes, celles de l’éveil, un peu niais, des sens et des corps à la sexualité, ou encore celles où un sujet commence à s’affirmer aux yeux des autres, à quitter l’ombre de ses parents ou de n’importe quel vampirique protecteur.

Ce «devenir autre» chez Dellsperger a beau avoir systématiquement lieu sous les atours extravagants du travestissement, il n’empêche qu’il ne se réduit pas seulement à une remise en cause du genre. Il choisit des scènes de film où chacun (à commencer par lui) a pu tenter de se projeter, et des personnages à qui on a pu tenter de s’identifier. Histoire de s’inventer un rôle, de se donner une prestance, de s’accomplir, d’être enfin quelqu’un, soi-même ou un autre (la prof d’aérobic ?). Tout le cycle, en cours de «Body Double» dit aussi ça : que la construction de soi peut passer par la projection de soi dans des modèles standardisés qu’on a tout l’heur de vampiriser.

J. L. Envoyé spécial à Nice

la Villa Arson, Nice (06). Rens. : www.villa-arson.org et l’Age du Double à la Station, Nice (06). Jusqu’au 13 octobre. Rens. : www.lastation.org

ParJudicaël Lavrador Envoyé spécial à Nice

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