Mondrian, figures en parallèle

Published 19/09/2019 in Arts

Mondrian, figures en parallèle
«Moulin», 1911, de Piet Mondrian.

Critique

A Paris, une belle expo réunit des toiles figuratives issues de la collection Slijper. L’occasion de découvrir un aspect peu connu des recherches picturales du Hollandais, influencé par les mouvements du début du XXe siècle.

Mondrian a été vieux style – il a même été ringard. Ce n’est heureusement pas le seul enseignement de la belle expo «Mondrian figuratif» au musée Marmottan Monet à Paris (XVIe), mais quand même, cet encouragement : à près de 50 ans, rien n’est perdu, on peut encore voir la lumière. Comme le titre l’avance, le parcours s’intéresse non pas au Mondrian «d’avant» (c’est-à-dire avant les rectangles et carrés de couleurs primaires qui ont fait sa gloire, et aussi celle d’Yves Saint Laurent…), mais au Mondrian peignant des motifs peu ou prou reconnaissables, ce qu’il a en fait continué de faire après ses premières incursions dans l’abstraction, et c’est cela qui est intéressant.

La première salle est à ce titre un peu trompeuse : en accrochant côte à côte une étonnante nature morte de lièvre peinte dans la plus pure tradition du XVIIe hollandais (qui date de 1891, Mondrian a 20 ans, il vient d’arriver à Amsterdam) et une composition de 1914 où l’on reconnaît déjà, sur fond gris pâle rose pâle, les gros traits noirs, rectangles et carrés qui l’identifieront sûrement, la commissaire Marianne Mathieu résume certes à merveille le grand écart commis par le Hollandais. Mais l’on craint un peu le parcours fléché par une vision rétrospective visant à démontrer que tout coulait de source, et qu’après ceci venait nécessairement cela.

Gentils pâturages

Or, au contraire, ce que l’on découvre, ce sont les nombreux tâtonnements et allers-retours du peintre, son travail sous influence (fauviste, divisionniste, cubiste…), la coexistence de la figuration et l’abstraction, qui finiront enfin par accoucher de ce que l’on sait, le néoplasticisme. Chemin faisant, il y aura de magnifiques toiles, pétant de lumière et de couleurs (et aussi quelques croûtes), et la survenue de préoccupations que l’on ne peut s’empêcher de relier à la suite de la trajectoire. Comme une démarche quasi sérielle (motifs répétés de moulins, de dunes, d’églises, comme s’il s’agissait de saisir l’essentielle unité des choses sous leur variété…) et une attention aux horizontales et verticales qui viennent quadriller des bois (lumineux Bois près d’Oele, 1908), une pastorale classique (Moulin dans le crépuscule, 1907-1908) et enfin, bien plus résolument, un Paysage crypto-cubiste de 1912.

Au départ, donc, de gentils pâturages, des chemins de campagne, vides de présence humaine, ou des crépuscules atmosphériques, dont on peut, si l’on est sympa, admirer la sûreté du trait et les teintes grises, beiges, marron. Le premier choc, c’est l’apparition flamboyante de la couleur, autour de 1907-1908, après que Mondrian a découvert le travail de Van Gogh (influence hyper lisible dans Moulin dans la clarté du soleil, 1908) puis celui des fauves et des divisionnistes. Cette période luministe déploie des paysages gorgés de lumière, et une merveilleuse série de dunes peintes par petites touches parallèles. Si les teintes ont changé, c’est que Mondrian a abandonné les couleurs «naturelles» au profit de la couleur «pure», car il avait «le sentiment que les couleurs de la nature ne pouvaient pas être imitées sur la toile.» Il s’agit pour lui d’approcher «les fondements même de l’existence», une démarche visant «l’essence» des choses qu’il précisera radicalement par la suite.

Puis ce néo-impressionnisme se resserre, peut-être sous l’influence du cubisme découvert via des publications, ce qui donne les magnifiques Clocher en Zélande (1911) et Moulin rouge sur fond bleu (1911). Il n’y a dans ces deux toiles plus qu’un seul et premier plan, un seul objet, quasiment pas de perspective, et des formes géométriques utilisées en purs éléments décoratifs (des triangles bleus flottant dans le ciel du premier, ou visibles dans le fond utilisé pour le «sol» du second). Où ce qui semble davantage intéresser le peintre, c’est la peinture elle-même, le plan du tableau, plus que le motif représenté.

Mécénat

Et puis, crac ! La couleur est à nouveau évacuée. C’est que Mondrian s’est installé à Paris, début 1912, où il a pu se familiariser en vrai avec le travail des cubistes : réapparition de tons ocre et gris, décomposition de la forme, importance prépondérante de la ligne et du trait, naissance des petites croix et des bâtons qu’on connaît. La Composition n°4 de 1914 accrochée dans la première salle semble ainsi être la dernière étape vers ce qu’on connaît, mais non, le parcours de l’expo dévoile des toiles postérieures, de 1916 à 1918, totalement figuratives (une ferme, un moulin, des fleurs, un autoportrait) avant de se clore sur un chef-d’œuvre abstrait. A cela une raison surtout économique, le marché – ou plutôt son unique collectionneur – n’étant pas encore prêt pour les grilles et quadrillages que Mondrian peint à la même époque.

C’est que les toiles présentées ici font toutes partie de la collection assemblée par Salomon Slijper, fils de diamantaires d’Amsterdam, qui a découvert le travail de Mondrian en 1915 avec la Composition n°4, alors qu’elle était accrochée dans une auberge où le peintre avait laissé quelques œuvres en gage de paiement. Ses premiers achats importants datent de 1916, c’est-à-dire après le séjour de Mondrian à Paris, mais étonnamment, Slijper ne s’intéressera quasiment qu’aux travaux antérieurs du peintre, au moment même où son œuvre est en train de basculer. Lorsque Mondrian retourne en France en 1919, le collectionneur s’engage à lui acheter, sans l’avoir vu, l’intégralité de ce que Mondrian a peint à Paris lors de son premier séjour, soit une soixantaine de toiles et de dessins. Mais Slijper a très peu goûté le néoplasticisme qui a fait entrer Mondrian dans le canon de l’art moderne : il n’y a guère qu’une «grille», et qu’une composition néoplastique (Composition avec grand plan rouge, jaune, noir, gris et bleu de 1921), à voir ici. C’est l’autre histoire racontée par l’expo, ce mécénat et cette amitié qui unit les deux hommes : comment l’Amstellodamois est venu au secours du peintre qui crevait de faim, comment il a constitué la plus importante collection de Mondrian au monde, et comment il est, aussi, passé totalement à côté de son temps.

ParElisabeth Franck-Dumas

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