Jacques Diacono : «Le trafic de médicaments est plus juteux que les stups»

Published 06/11/2019 in https:2019/11/06/

Jacques Diacono : «Le trafic de médicaments est plus juteux que les stups»
Jacques Diacono, chef de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), à Bagneux fin octobre.

Interview

Décharges sauvages, «dieselgate», vente de produits dopants, commerce illicite d’espèces protégées… Jacques Diacono, à la tête du service spécialisé dans les affaires environnementales et sanitaires, nous explique comment il combat le crime organisé.

Jacques Diacono est le chef de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Les décharges sauvages, les trafics d’espèces protégées, Lubrizol, le «dieselgate» ou le dopage font partie de ses dossiers.

Que pensez-vous du mouvement de bascule qui s’opère actuellement en faveur des enjeux environnementaux et sanitaires ?

L’Oclaesp a été créé après le sommet de la Terre de Johannesburg en 2002, au cours duquel Jacques Chirac avait prononcé ces mots célèbres : «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.» Fin 2002, alors que je servais à la Direction générale de la gendarmerie nationale, j’avais obtenu que cet office soit créé au sein de la gendarmerie, car elle est en charge de la sécurité de nos concitoyens sur 95 % du territoire et avait déjà développé des initiatives en matière d’environnement. Dix-sept ans plus tard, je suis heureux de constater que nos décideurs sont de plus en plus sensibles à la nécessité de lutter contre une criminalité environnementale qui prospère dans notre pays et en Europe. J’espère que le mouvement va s’amplifier, que les jeunes gendarmes, policiers ou magistrats, porteront plus haut la défense de cet enjeu, crucial, comme on le voit avec Lubrizol à Rouen ou le «dieselgate», mais aussi des trafics organisés de déchets ou d’espèces protégées.

Y a-t-il des équivalents de l’Oclaesp en Europe ?

Oui, en Europe du Sud essentiellement. En Espagne, on collabore étroitement avec le Seprona, le Servicio de protección de la naturaleza créé en 1988, de la Guardia Civil, et en Italie, avec les Carabiniers qui disposent d’un service très important de protection de la nature et des fôrets, surtout depuis la fusion du Corpo forestale dello Stato dans l’Arme des Carabiniers. Les premiers sont très sensibles aux questions de changement climatique, de sécheresse, de stress environnemental, de trafics d’espèces protégées, les seconds se sont notamment illustrés avec la gestion des déchets liés à la Camorra. La Slovaquie, qui dispose d’un service de police spécialisé, joue aussi un rôle important en matière d’environnement. C’est sous sa présidence de l’UE que des conclusions du Conseil appelant à une mobilisation d’Europol et des Etats membres ont été adoptées fin 2016. Cela a permis d’obtenir mi-2017 que la criminalité environnementale devienne l’une des dix priorités de l’Union. L’Oclaesp est le pilote de cette priorité pour le cycle politique 2018-21. Les Espagnols, Italiens et Slovaques sont nos codrivers.

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Y a-t-il plus d’affaires ou enquête-t-on sur plus de crimes ?

C’est un mouvement général. La réglementation se durcit, l’opinion publique est plus exigente et les enquêteurs sont aussi plus sensibilisés. Nous avons entre 90 et 100 dossiers en cours, moitié environnement, moitié santé. Et on recrute des jeunes qui sont de plus en plus conscients de ces enjeux. Sur les seules décharges sauvages, les infractions s’élèvent à 10 000 en 2018, dont 10 % d’infractions délictuelles. Une hausse de 10 % comparé à 2017. Sur le premier semestre 2019, on en est déjà à 6 000.

Que faire pour éviter la multiplication des décharges sauvages ?

En rendant peut-être gratuit le dépôt et en augmentant sensiblement les heures d’ouverture des déchetteries. En évacuant aussi le plus rapidement possible les déchets abandonnés afin de limiter le mimétisme. Il est plus facile de jeter dans la nature ses déchets lorsqu’un dépôt sauvage existe déjà. Mais tout cela a un coût pour les collectivités. Les dépôts sauvages se multiplient du fait du coût du recyclage, de grands travaux ou de la fermeture de certains marchés, comme la Chine, à nos déchets. Par exemple, la France a pour ambition de recycler 80 % de ses déchets électroniques, mais n’en est qu’à 50 %.

Que devient donc l’autre moitié ?

Beaucoup sont abandonnés en France ou finissent dans d’autres régions, comme les Balkans. Tous les facteurs concourent à ce qu’il y ait plus d’affaires. L’enquête judiciaire trouve toute sa pertinence lorsque l’on est en présence d’une décharge sauvage gérée de fait par des individus ou des sociétés. Et les investigations se concentrent sur eux.

Des algues vertes à la lutte antidopage, du trafic de médicaments à la lutte contre les espèces protégées, vos champs d’action sont très vastes…

Oui, mais j’ai réorganisé l’office il y a deux ans en désegmentant les sujets. Car nous sommes confrontés à une double forme d’affaires. D’une part, des contentieux sur des domaines très techniques, très longs, comme Lubrizol, le Mediator, Lactalis, la Dépakine, le Levothyrox, où l’on agit sur le même mode que des enquêtes financières : accès aux sites, perquisition, saisies de documents, disques durs, etc. que l’on exploite. Puis, on bâtit une stratégie d’audition : qui entend-on et dans quel ordre ? D’autre part, des contentieux liés au développement d’une criminalité en bande organisée. C’est notamment le cas des trafics de médicaments, d’espèces protégées ou de déchets. On peut alors s’appuyer sur les articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale qui nous donnent accès aux nouvelles techniques d’enquête et de renseignement, identiques à celles utilisées pour lutter contre les trafics de stupéfiants ou dans des affaires de terrorisme (écoutes téléphoniques, balisage de voiture, etc.). Les sanctions encourues ont également été alourdies.

La loi a donc évolué pour vous permettre de poursuivre ce genre d’activités ?

Oui, à deux reprises, en 2016 pour l’environnement, puis en 2019 pour la santé publique, et toujours à l’initiative de l’Oclaesp. L’une des premières affaires où la qualification de «bande organisée» a été retenue remonte à deux ans. On avait alors épinglé quatre sociétés qui opéraient dans l’arrière-pays niçois, où elles multipliaient les dépôts sauvages de déchets issus de chantiers de construction à Nice et Monaco. La criminalité organisée est particulièrement présente dans les trafics de médicaments. On a ainsi démantelé en mai, avec nos collègues ukrainiens et polonais, une filière mafieuse qui, en marge de trafics de stupéfiants ou d’armes, avait monté un vaste trafic international de subutex [substitut à l’héroïne, ndlr] utilisé à des fins psychotropes. Un réseau marseillais alimentait des trafiquants ukrainiens à raison de 7 000 à 10 000 cachets par mois pour un bénéfice de plus de 10 millions d’euros à la revente en Ukraine. Les transactions se déroulaient en région parisienne. Les médicaments étaient glanés via des petites mains bénéficiant de l’AME, ou avec la complicité de médecins pour un préjudice à la Sécurité sociale estimé à plus d’un million d’euros. Un cachet de subutex français coûte environ 2 euros sur notre sol, mais peut se revendre jusqu’à 400 euros dans une prison en Finlande.

Aussi cher, vraiment ?

Oui, un peu moins en Ukraine, où cela s’échange à 60 euros. Le trafic de médicaments est plus juteux que les stups. Dix à vingt fois plus, selon Interpol. Et peu de forces de police spécialisées travaillent dessus. Le rapport entre le gain et les risques est très favorable. Car les peines sont beaucoup plus faibles qu’en matière de stupéfiants, même si cela a tendance à évoluer. Le tramadol, principal opiacé en France, fait aussi l’objet d’un trafic, et c’est désormais la première cause d’overdoses en France. Jusqu’à 800 morts, selon un rapport publié en février par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Aux Etats-Unis, la guerre aux opioïdes est la priorité de la Drug Enforcement Administration. Si la situation reste sous contrôle en France, c’est parce que ces médicaments sont légaux. Pour autant, le tramadol, comme le Rivotril, un antiépileptique, sont de plus en plus utilisés pour leur effet «festif».

Il y a aussi les médicaments utilisés à des fins dopantes. Un changement d’échelle, là aussi ?

Oui, et on assiste également, dans le même temps, à une prise de conscience. Là aussi, de vrais médicaments, comme des anticancéreux, de l’hormone de croissance, de l’EPO ou des médicaments vétérinaires pour développer la masse musculaire, sont détournés de leur usage premier. Mais on trouve aussi des médicaments dont on ignore comment ils sont fabriqués, comme des stéroïdes anabolisants. Il s’agit donc de médicaments falsifiés, encore plus dangereux pour la santé.

Et le sport de haut niveau ?

La prise de produits dopants ne constitue pas une infraction pénale en France, contrairement au trafic. Ce qui nous intéresse donc, ce n’est pas le sportif en lui-même, mais l’éventuel réseau autour de lui qui l’approvisionne et le conseille. Pour cela, l’enquête judiciaire classique est la plus appropriée, d’autant que la lutte antidopage reposant uniquement sur les contrôles a ses limites : 1 % à 1,5 % de cas positifs dans le monde, pour 1 000 contrôles par jour. Des grandes fédérations ont créé des départements d’enquête et d’investigation avec lesquels nous travaillons.

Les bandes organisées figurent-elles aussi au cœur du trafic d’espèces protégées ?

Oui. Et des espèces endémiques sont touchées. L’espèce la plus trafiquée en France est la civelle, l’alevin d’anguille, sur les côtes atlantiques. L’exportation des civelles hors UE est interdite depuis 2009, mais la contrebande et le braconnage redoublent. On a ainsi pu interpeller, avec nos collègues espagnols et portugais, en mars, des mareyeurs qui exportaient plusieurs centaines de kilos de civelles vers le nord-ouest de l’Espagne, puis la Chine où le kilo se monnaye plusieurs milliers d’euros. On a aussi démantelé un vaste trafic européen d’oiseaux chanteurs, comme des chardonnerets qui peuvent se vendre 300 euros pièce. Nouveau phénomène inquiétant, les trafics de bébés félins. Il s’agit d’animaux qui naissent en France sans être déclarés, et qui sont loués pour des selfies (50 euros) ou des séances photo (500 euros). Lucratifs, ils peuvent se vendre jusqu’à 15 000 euros. On ignore ce que ces bébés deviennent lorsqu’ils grandissent, mais il est évident que leurs «propriétaires» ne peuvent pas les conserver longtemps en raison des dangers qu’ils représentent en grandissant. On ne peut pas exclure qu’ils puissent parfois finir par être tués, voire réduits en poudre pour être exportés en Asie. La République tchèque vient ainsi de démanteler un laboratoire clandestin et d’y retrouver la trace de 36 cadavres de tigres.

Avez-vous aussi de plus en plus recours à des indicateurs pour faire avancer vos enquêtes ?

Le renseignement, sous toutes ses formes, est un objectif majeur et nous enregistrons déjà des résultats. Dans nos domaines, il y a de plus en plus de lanceurs d’alerte. Je dispose par ailleurs au sein de l’office de conseillers des ministères de la Santé, de l’Environnement et des Sports. Outre leur expertise technique, ils nous apportent leur réseau. On s’appuie enfin sur nos partenaires, comme l’Agence française pour la biodiversité créée en 2016, l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, les douanes, qui sont cosaisies avec nous sur plusieurs dossiers, dont les civelles, la Brigade nationale des enquêtes vétérinaires et phytosanitaires ou le Service national des enquêtes de la DGCCRF, cosaisi avec nous sur l’affaire Lactalis ou le dieselgate. Nous recherchons systématiquement des cosaisines avec des unités de gendarmerie ou des services de police locaux, car nous ne sommes que 75 à l’Oclaesp. Nous nous appuyons sur un réseau de terrain fort de 400 enquêteurs de la gendarmerie, que l’Office a formés dans ses domaines de compétence. On développe actuellement un enseignement à distance pour, dans un premier temps, 60 gendarmes sélectionnés pour suivre la formation spécifique environnement et santé publique pour renforcer ce réseau de terrain. L’objectif est de généraliser rapidement l’accès à cet outil à tous les gendarmes et, je l’espère, à tous les policiers, afin de diffuser le plus largement notre culture et nos savoir-faire. L’Ecole nationale de la magistrature semble très intéressée.

ParChristian Losson, photo Martin Colombet

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