Boualem Sansal: «Nous sommes dans une société qui murmure, avec une incapacité à dire les choses»

Published 11/10/2015 in Monde

Portrait of Boualem Sansal 10/09/2015 ©Vincent MULLER/Opale/Leemage

Interview

L’écrivain algérien retrouve des similitudes entre l’Algérie de la fin des années 80 et la France d’aujourd’hui : «Une montée rapide de l’islamisme, des clivages forts au sein de la société, des pouvoirs qui n’assument pas ou affaiblis par des alliances militaires ou économiques qui les rendent muets.»

À l’occasion de la sortie de son nouveau roman 2084, paru chez Gallimard, en lice dans les dernières sélections du Goncourt, Boualem Sansal livre ses réflexions sur les vagues migratoires, qui mettent en lumière les tensions dans les pays de l’Union européenne. L’écrivain algérien francophone évoque aussi les mêmes peurs moyenâgeuses qui toucheraient les deux rives de la Méditerranée au sujet de l’immigration. L’auteur s’empare également de l’Abistan, le sujet de sa dernière œuvre. Ainsi, l’Abistan, cet Etat totalitaire religieux, ne serait pas qu’un simple cauchemar littéraire, mais une «construction» qui serait déjà, du moins dans certains pays, à l’état de «grand avancement».

Vous étiez en Allemagne le mois dernier pour la promotion de votre livre. Comment le pays ressent-il ces vagues migratoires ?

A Leipzig, j’ai ressenti une colère horizontale : elle va de l’extrême droite, naturellement, jusqu’au milieu musulman. Ce dernier, tout comme en France d’ailleurs, se dit : «Déjà, on ne se sent pas bien, on nous chicane sur tout, et en plus si les “autres” arrivent, ils vont probablement commettre des délits, ils vont être exigeants, demander une égalité de traitement, et, du coup, ces vagues migratoires vont se retourner contre nous.» Mais cette inquiétude gagne aussi l’Algérie à travers des propos comme : «Vous vous rendez compte, les nôtres, en France, avec tous ces Syriens, Irakiens qui arrivent… on est quand même un peu chez nous en France, non ?» La France est vue comme une chasse gardée. La France, c’est pour le Maghreb et puis ces Orientaux-là, eh bien, ils n’ont qu’à aller à Londres. C’est la tonalité ressentie en Algérie.

Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle réagi frileusement au moment d’accueillir ces réfugiés alors que l’Allemagne s’est montrée généreuse et bienveillante ?

L’inquiétude en France, pour moi, découle de la question de l’islamisme. Ensuite, la réflexion récurrente, «France, terre d’accueil», est souvent mythifiée. Ce qui a profondément changé, que ce soit en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, c’est la nouvelle perception de l’islam et de l’islamisme. Le discours : «Ils vont prendre le travail des Français, leur pain, toucher les allocations», reste, au fond, très secondaire. Encore une fois, ce qui attise les peurs, c’est la dérive de l’islam. Quand je parle de l’islam en France, c’est celui du voisin, du commerçant de quartier, du chauffeur de taxi. En fait, cela revient à dire : «Nos Arabes, on les connaît, mais ceux-là qui viennent d’Orient, eh bien, on ne sait qui ils sont». Nous sommes de fait dans une relation marquée par une peur presque moyenâgeuse depuis la succession des attaques de janvier. Du coup, on se dit : «Le type que je vois depuis vingt ans tous les jours, avec qui je discute, blague, à qui je prête ma boîte à outils ou ma bêche pour son bout de jardin, il serait pas en train de changer ? Est-ce qu’il ne serait pas, au fond, comme “les autres” ?»

Pour vous, cette peur toucherait aussi l’Algérie ?

Absolument et aussi les pays du Maghreb. En Algérie, d’une certaine manière, la perception de «l’autre» a changé. On trouve des centaines de Syriens, d’Irakiens, qui font la manche aux feux rouges où qui se mettent derrière les glissières d’autoroutes avec un carton : «Je suis réfugié syrien. SVP donnez-moi de quoi manger». On ne sait comment, et par quelles filières, ils se sont retrouvés à Alger, à Boumerdès, chez moi, ou encore à Oran. Impossible de savoir combien ils sont. Le pouvoir ne dit rien. La presse ne semble pas les voir. Trois mille, cinq fois plus ? Dix fois plus ? Que fait l’Etat pour eux ? Ce sont des familles avec enfants. C’est stupéfiant. Et, que l’on soit à Alger, à Paris, voire même à Leipzig, ce sont les mêmes réactions. C’est le temps des grandes peurs liées aux grandes migrations, des peurs moyenâgeuses avec des réactions moyenâgeuses de certains gouvernements.

Dans une tribune du Figaro intitulée «Lettre à un ami français sur le monde qui vient», où vous pointez la lâcheté de nos gouvernements face à la progression d’un islam sectaire, vous avez été taxé d’islamophobie. Vous vous attendiez à de telles réactions ?

D’abord, généralement, je ne pratique pas la langue de bois. Je parle comme j’écris. Je suis évidemment conscient de la récupération qui peut, a pu, pourrait en être faite par l’extrême droite. De même que je suis conscient que des écrivains identitaires pourraient trouver des arguments, voire des correspondances, à leurs thèses du «grand remplacement». Là n’est pas le sujet. Le sujet est : la nouvelle perception de l’islamisme que fait apparaître cet exode. Or, cette perception est un danger pour le monde, y compris, en premier lieu, pour les musulmans eux-mêmes. Du coup, les sinistrés, ces réfugiés, se voient porteurs de l’image de monstres, de barbares. La solution des extrémistes de droite est de les rejeter chez le voisin, ou à la mer.

Vous préconisez des solutions ?

Aucune solution, sauf celle qui passe par l’école, et qui a été abandonnée. Je note simplement que le danger de l’islamisme est là. Tout comme il est là depuis les années 80 en Algérie à la faveur des politiques d’arabisation et de réislamisation de la société. L’Algérie, n’ayant pas les professeurs ni les religieux nécessaires, a «importé», massivement, des Yéménites, des Irakiens, des Egyptiens. Les gouvernements de ces pays ont saisi l’aubaine pour se débarrasser de leurs islamistes ou opposants. Et cet islamisme a été grandement inoculé à cette période. Il y avait aussi, bien entendu, le socle islamiste présent en Algérie avec les Madani et Belhadj [deux leaders du Front islamique du salut (FIS), ndlr].

On vous reproche souvent de prendre position et de vous écarter de votre travail littéraire…

Je suis un citoyen, et j’ai un avis, même s’il est simpliste pour certains, mais c’est mon avis. En Algérie, surtout dès qu’on est écrivain, on est sommé de prendre position. Moi en plus, je n’ai jamais eu l’impression d’être un écrivain et, pourtant, c’est la seule chose que je sache faire. Par moments, j’ai même l’impression de faire de la politique, et pourtant je n’en suis pas un. Pendant la guerre civile en Algérie, fallait-il soutenir tactiquement le régime car il assurait la sécurité ? Ou soutenir les islamistes au motif qu’ils avaient gagné les élections ? Parce qu’on est un démocrate, est-ce qu’on tourne le dos à tout cela et on émigre ? L’offre politique paraissait impossible. Je me suis donc retrouvé, dans les années 90, dans des groupes avec Rachid Mimouni, Tahar Djaout, des journalistes, des avocats qui travaillent sur les droits de l’homme. Mimouni et Djaout portaient notre voix à l’extérieur. A l’époque, j’apportais, comme haut fonctionnaire, ma connaissance des rouages de l’économie. Ce groupe a éclaté, certains ont été assassinés [Tahar Djaout, ndlr], d’autres ont fui. Je me suis retrouvé seul, et me suis mis à écrire.

De sorte que vous verriez un parallèle entre les deux périodes ?

Aujourd’hui, vingt-cinq ans après ce que j’ai connu en Algérie, la France et l’Europe se trouvent dans une situation de menaces, de périls. Une montée rapide de l’islamisme, des clivages forts au sein de la société, des pouvoirs qui n’assument pas ou affaiblis par des alliances militaires ou économiques qui les rendent muets. Cette incapacité à dire les choses. Par peur d’être islamophobe, de faire le jeu de l’extrême droite, par peur aussi d’être assassiné, comme on l’a vu en janvier. Nous sommes donc dans une société qui murmure, avec toutefois des «éclats» par journaux interposés où les penseurs s’interpellent les uns les autres, mais, ensuite, tout retombe dans le murmure.

Vous sentez-vous parfois menacé ?

J’ai surtout essuyé les critiques, tu es communiste, tu es contre l’islam, tu es un mauvais patriote, un mauvais musulman et, pire, tu es du «parti de la France» [hizb França, ndlr]. Bref, un néocolonial doublé d’un apostat. Je regrette surtout que les pays riches n’accordent plus ce fameux 1 % de leur PIB à la coopération avec les pays du Sud. Je me souviens des programmes, qui permettaient de faire revivre les enseignements après les indépendances. Le transfert vertueux s’est inversé. Les fruits de la corruption sont remontés vers le Nord, provoquant exode, immigration, désertification et ignorance.

L’Abistan, cette dictature religieuse au centre de votre dernier roman, 2084, est-elle imaginable en Europe ?

Dès lors que les islamistes ont accepté l’idée contre-nature pour eux qu’il fallait en passer par des partis civils pour conquérir les cœurs et les esprits, on peut considérer, oui, que l’Abistan est déjà en construction et en état de grand avancement.

Sa mise en chantier a commencé il y a cinquante ans. L’Abistan a aujourd’hui des leaders reconnus. Les Frères musulmans avaient en quelque sorte montré la voie d’un monde parallèle, celui d’un monde islamiste. Il fonctionne remarquablement d’un bout à l’autre du monde musulman, avec ses chaînes d’information et ses réseaux bancaires. Ce système déborde du territoire traditionnel musulman, entraîné par la conquête. Ce n’est plus une démarche souterraine : tout se passe sous nos yeux. Dans certains pays musulmans, l’Abistan fonctionne déjà et a déjà fonctionné. Dans les années 90, en Algérie, le FISa administré des communes. On peut dire qu’il y a déjà des bouts de films qui ont été tournés. Les choses s’installent peu à peu, de manière douce, à l’instar des dernières élections communales au Maroc, remportées par les islamistes. En Turquie, Erdogan donne l’impression de ne plus se voir en président, mais en calife.

Qu’est-ce que l’Abistan ?

La religion est comme un lierre grimpant, elle organise l’espace, le temps, la pensée. Celui qui n’est pas d’accord est invité dans un premier temps à partir. Ce qui nourrit au fond l’inquiétude, c’est qu’en face de l’islamisme, c’est le vide. Les forces, qui pourraient s’opposer, sont paralysées. Tout comme il y a vingt-cinq ans en Algérie. Nous étions paralysés par le serpent. On se disait : «Ils vont gagner, puis ils vont nous tuer». Evidemment, on se rend compte du danger, mais on ne sait pas comment agir de peur d’être accusé d’être antipauvre, antimigrants, antireligieux, anti-islam, anti-Orient, anti-Afrique… En fait, la démocratie, comme la souris, va se faire avaler par le serpent.

 

ParJean-Louis Le Touzet

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