Leïla Shahid, ex-ambassadeure de Palestine : «J’en appelle à mes amis israéliens»

Published 05/08/2018 in Planète

Leïla Shahid, ex-ambassadeure de Palestine : «J’en appelle à mes amis israéliens»
Leila Shahid à Bruxelles, le 28 juin 2011.

Interview

Pour l’ex-ambassadeure de Palestine Leïla Shahid, un Etat ne peut que représenter tous ses citoyens, sans distinction de religion. Elle espère un sursaut de la société civile.

De 1989 à 2015, Leïla Shahid a été ambassadeure de Palestine en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, à l’Unesco, en France, en Belgique, au Luxembourg et auprès de l’Union européenne. Elle se partage aujourd’hui entre Beyrouth et le sud de la France, où nous l’avons jointe samedi par téléphone.

Cela faisait longtemps que l’on ne vous avait pas entendue…

J’ai pris ma retraite il y a trois ans, je n’avais plus envie de parler. Mais les événements tragiques de Gaza et cette loi «de l’Etat-nation juif», votée le 19 juillet en Israël, me donnent envie de sortir de mon silence, de m’adresser à mes amis israéliens et au monde.

Cette loi vous fait peur ?

Au contraire, quand elle est passée, j’ai été soulagée car les choses devenaient claires. Le masque est tombé. Pendant soixante-dix ans, on nous a rabâché que le seul Etat démocratique de la région, c’était Israël. Nous, les Palestiniens, on disait «mais comment voulez-vous qu’il soit démocratique puisque près de 20 % de ses citoyens, 1,5 million d’Israéliens non juifs, les Palestiniens, sont considérés comme des citoyens de seconde zone ?» Ils ont des droits, certes, et des députés à la Knesset, mais ils ont toujours été traités comme des citoyens de seconde zone, en contradiction avec la loi fondamentale de 1948 qui décrétait une égalité totale entre Palestiniens et Juifs d’Israël. Aujourd’hui, cette loi légitime a posteriori tout ce qui est fait depuis 1948 à l’égard des Palestiniens d’Israël. Cette fiction d’un Etat démocratique est démentie par la décision de la Knesset qui légalise le système d’apartheid. Comment les Israéliens vont-ils faire avec les Druzes, qui étaient au service d’Israël, qui ne sont pas antisionistes, qui servent dans l’armée ? Ceux-là sont furieux. Ils ont manifesté en masse à Tel-Aviv samedi soir. Même leur langue arabe n’est plus une langue officielle. En octobre, il y a des élections municipales et les Druzes voulaient y participer, alors que Jérusalem-Est par exemple, a toujours refusé de voter sous occupation militaire. Aujourd’hui, les Druzes se demandent où est l’intérêt de participer à des élections alors que, devant la loi, ils n’ont pas les mêmes droits que les autres. «Le droit à l’autodétermination appartient exclusivement au peuple juif», dit le texte.

Il n’y a plus beaucoup d’opposition en Israël…

Il y a une presse qui a le courage d’affronter les fake news, des intellectuels remarquables qui luttent contre une loi fondée sur des bases raciales. Il y a des militants anticolonialistes qui se battent avec nous contre l’occupation au risque d’être qualifiés de «traîtres». Mais il y a aussi la diaspora. Quand les Israéliens ont décrété cette loi, ils n’ont pas demandé l’avis des juifs dans le monde. Vous imaginez dans quelle situation embarrassante ils mettent les juifs de la diaspora ? En France, il y en a beaucoup qui amalgament juifs et sionisme, je n’ai pas envie de donner des arguments à tous ceux-là alors que je me suis battue contre ça quand je représentais la Palestine en France. On ne peut pas bâtir un Etat juif et démocratique, un Etat musulman et démocratique, ou un Etat chrétien et démocratique. Un Etat ne peut que représenter tous ses citoyens, quelles que soient leurs origines, leur religion ou leur couleur de peau.

Y a-t-il une possibilité pour que cette loi n’entre pas en vigueur ?

Le seul espoir, c’est la Cour suprême israélienne. Pendant des décennies, elle a représenté un recours qui fait honneur à Israël. Elle peut encore dire que cette loi est anticonstitutionnelle car elle contredit le paragraphe, dans la déclaration d’indépendance décrétée par Ben Gourion en 1948, qui stipule que l’Etat d’Israël assure l’égalité des droits à ses citoyens, sans discernement. La seule inquiétude, c’est que le gouvernement israélien a limité il y a un an son pouvoir en prévision des lois antidémocratiques que la Knesset a adoptées depuis. L’extrême droite a une vraie stratégie et personne ne lui fait face.

La balle est donc dans le camp des Israéliens ?

J’en appelle à mes amis israéliens, ils ont enfin une chance de rejouer un rôle. Depuis vingt-cinq ans, ils étaient en dépression car ils avaient l’impression d’avoir perdu la bataille pour la paix. Le Parti travailliste, en s’effondrant, sous l’influence notamment de Shimon Pérès qui lui a préféré le pouvoir, les a entraînés dans sa chute. Il y a tous les jours dans la presse israélienne des articles sur ce thème. Même le président du pays s’est élevé contre cette loi. On entend des intellectuels parler ouvertement d’apartheid. Quand nous, Palestiniens, on disait qu’Israël était un Etat d’apartheid, on nous traitait d’antisémites. La société israélienne a toléré les violations des droits du peuple palestinien. Aujourd’hui, ce sont ses propres droits que l’Etat viole, son droit à la démocratie, à l’égalité de tous ses citoyens. La société israélienne doit défendre son droit à l’humanisme. La Palestine aussi a besoin de cet humanisme. Moi, je n’aurais pas envie de vivre dans un ghetto palestinien.

La communauté internationale n’est jamais parvenue à faire bouger Israël…

Cela fait des années qu’Israël ne respecte pas le droit international et tout le monde s’en moque, on appelle ça un conflit de basse intensité. Mais cette loi, c’est une violation du droit national israélien. L’Etat est en train de détruire cette société civile israélienne pour laquelle tant de juifs se sont battus depuis Theodor Herzl. C’est la première fois depuis Oslo, depuis vingt-cinq ans, que la société israélienne a une chance de réagir. Je me souviens du jour où les Palestiniens ont reconnu Israël. C’était le 15 novembre 1988, à Alger, au Conseil national palestinien au moment de la déclaration de l’Etat palestinien. Abou Ammar [le nom de guerre adopté par Yasser Arafat, ndlr] a délimité les contours de la Palestine entre Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est. Il y a des gens qui se sont levés et qui ont dit : «Et la maison de ma mère à Haïfa ?» «Et la maison de ma mère à Jaffa ?» Abou Ammar leur a répondu : «Il y a aujourd’hui un peuple israélien, vous voulez quoi ? Le chasser ? Il faut qu’on apprenne à vivre avec lui mais il faut que lui ait envie de vivre avec nous.» J’ai toujours pensé que ce conflit était plus une tragédie grecque qu’un conflit politique. Nous, Palestiniens, nous sommes les victimes d’un peuple qui a été victime d’un génocide. Dans l’immédiat, le plus grave, et qui peut devenir irréversible, c’est l’article 7 de cette loi qui dit : «Israël considère le développement de la colonie juive comme valeur nationale et agira pour encourager leur développement.» Nétanyahou est en train de narguer les citoyens d’Israël, en devenant l’allié et l’ami des plus grands dirigeants antisémites d’extrême droite, de Orbán à Trump.

Comment pouvez-vous être si sûre que la société civile israélienne va bouger ?

Elle n’a pas le choix. Si elle ne bouge pas, elle est finie. Jusqu’à présent elle vivait dans un faux paradis. Moi, à 70 ans, après quarante-cinq ans de militantisme, je crois beaucoup plus à la force des sociétés civiles. Il ne faut pas de compromis honteux. Cette société civile israélienne a aussi besoin d’être soutenue par tous les amis de la démocratie et de la coexistence israélo-palestinienne, qu’ils soient des citoyens du monde ou des Etats membre de l’UE. Nétanyahou a diminué les pouvoirs de la Cour suprême, permis d’annexer des Territoires détenus par des propriétaires privés, de chasser des députés qui ne seraient pas loyaux, de refouler des citoyens qui auraient milité contre l’Etat d’Israël, d’installer l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem. C’est quoi la suite ? L’annexion des Territoires palestiniens ? Elle doit réagir car cette loi touche à la moelle épinière de la société israélienne.

ParAlexandra Schwartzbrod

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