Mr Brainwash, machine à street-art

Published 13/12/2018 in Arts

Mr Brainwash, machine à street-art
Mr Bainwash à New York en octobre.

Reportage

Dix ans après le documentaire réalisé par le street-artist anonyme Banksy, qui moquait les dérives du marché de l’art, Thierry Guetta, son «héros», un Français installé en Californie, a su tirer gloire et profits de sa notoriété nouvelle. Rencontre dans l’antre de cette coqueluche ambiguë des riches et célèbres.

Au vu des dizaines et des dizaines de toiles qui s’accumulent et des gigantesques sculptures qui parsèment l’atelier, Mr Brainwash a des grands projets pour 2019. Qui sera l’année de son explosion, annonce-t-il. «Je voulais le faire avant. Mais je ne refuse jamais rien pour les associations caritatives. J’aime donner mais ça m’a pris beaucoup de temps. Là, ça a été l’échauffement. J’ai décidé que ce serait une année pour moi.» En guise de hors-d’œuvre, il est déjà très fier de présenter sa première monographie, en librairie la semaine prochaine (1). Avant un programme extrêmement chargé pour les mois à venir : une grande exposition à Los Angeles, «un show qui restera dans l’histoire» – un film «fait avec des gens extraordinaires» – sept livres «qui vont entre autres raconter comme la vie est belle» – une chanson et encore plein d’autres choses, à préciser plus tard. «Il y a des gens qui mettent très longtemps à préparer les choses. Moi, je fais ça sur le moment, selon l’inspiration. Ça sera ma reconnaissance de dix ans de travail. Vous verrez, ce sera une grande année. Là, je ne me suis pas encore lâché.» Banksy n’a qu’à bien se tenir. Et observer, de loin, s’épanouir et prospérer sa création vivante, ce «phénomène», résultat peut-être involontaire mais pérenne de l’une de ses performances les plus abouties.

Mr Brainwash en compagnie de Michelle Obama, le 8 mars 2016. Photo Reuters

«Warhol voulait montrer que les images n’ont aucun sens, avec Mr Brainwash on est sûr qu’elles ne veulent rien dire.» Cette sentence de Banksy apparaît dans la présentation de Thierry Guetta, alias Mr Brainwash («monsieur lavage de cerveau»), par une des galeries spécialisées dans le street-art et le pop art qui vend ses toiles à Paris, New York, Toronto… Un exergue pour le moins paradoxal, même s’il met en avant le lien qui unit indéfectiblement le célèbre street-artist anonyme anglais et Mr Brainwash, héros d’ Exit Through the Gift Shop, le film réalisé par Banksy il y a dix ans. Bien avant qu’une Fille au ballon ne s’autodétruise sitôt adjugée dans une salle des ventes londonienne début octobre, bien avant la construction d’un hôtel «avec la pire vue du monde» controversé à Bethléem ou celle de Dismaland, parc d’attraction cauchemardesque à Bristol, Banksy jouait les apprentis sorciers au cinéma : son personnage, dont il a été beaucoup dit à l’époque qu’il serait plus fictionnel que portrait documentaire, semble bel et bien exister désormais hors de tout contrôle. Les toiles de Mr Brainwash, auxquelles celui-ci appose invariablement sa signature précédée de la mention «Life Is Beautiful» avec des cœurs à la place des points sur les i, se monnayent plusieurs dizaines de milliers de dollars à travers le monde. Thierry Guetta, ou «Terry» comme l’appelle Banksy dans son film, est devenu très bankable : il arrive à la deuxième place du top 10 du site de référence Artprice des artistes français contemporains les plus vendus aux Etats-Unis en 2017, juste derrière la sculptrice Laurence Jenkell, et devant le street-artist Invader, son cousin.

Pied nickelé du collage sauvage

Ironie de cette histoire de famille qui voit – sur le strict aspect du marché – Mr Brainwash voler la vedette, et une part du gâteau du graffiti érigé au rang d’œuvre d’art ultime, à ces street-artists dont il fut longtemps le compagnon de rue. Car Thierry Guetta était LA star d’Exit Through the Gift Shop (malencontreusement titré Faites le mur en VF) réalisé par le grand maître du street-art himself, Banksy. Le documentaire, tourné en 2008, démontait plan par plan, à mesure qu’il la fabriquait, l’imposture artistique de son héros, qui n’était au départ que le cameraman attitré du street-art par l’entremise de son cousin Invader et de son ami Shepard Fairey. Cet heureux propriétaire de ce qu’on appelait naguère un caméscope, qui filmait, tout le temps, tout et n’importe quoi, avec une prédilection pour les agissements de graffeurs nocturnes, multipliant les rushs sans jamais en faire quoi que ce soit, est devenu en quelques mois, sous l’injonction de Banksy et malgré quelques déboires, la coqueluche de Los Angeles à la faveur d’un show monumental globalement fondé sur l’art de l’imitation. Malgré la démonstration sans ambiguïté de la vacuité du monde artistique, de son marché et de son public parfois peu regardant qui sous-tend le film de Banksy, dix ans plus tard, Mr Brainwash a su faire fructifier son personnage de pied nickelé du collage sauvage et est donc toujours bien là.

A l’entrée de son atelier, dans West Hollywood – un hangar, à vrai dire, de plusieurs centaines de mètres carrés -, sa manageuse accueille avec chaleur mais rigueur : le visiteur doit signer un véritable contrat, stipulant l’interdiction d’écrire ou de dévoiler quoi que ce soit sans l’autorisation express de Thierry Guetta et de sa société It’s A Wonderful World, sous peine de poursuites. Un monde peut-être merveilleux mais rigoureusement encadré par d’exigeants avocats. Même devenu Brainwash, Guetta n’a pas perdu ses vieilles habitudes. Il arrive, GoPro autour du cou, et fait vérifier les deux caméras sur pied installées autour du canapé avant l’entretien. Tout ce qui se passe ici est intégralement filmé. Dans ce vaste entrepôt, une bibliothèque, classant les ouvrages par domaine, avec des étiquettes «Street art», «Graphisme», etc., comme dans une librairie ou le CDI d’un collège, des dizaines de canvas, dont une immense toile sur laquelle sont collés des morceaux de disques cassés faisant apparaître un portrait de Marilyn Monroe. Mr Brainwash n’a apparemment toujours pas fait le tour du sujet, malgré ses dizaines de déclinaisons de l’œuvre de Warhol. «Il y a beaucoup de gens qui veulent une pièce de Brainwash, c’est de la couleur, c’est des messages, c’est Marilyn Monroe, Albert Einstein, Charlie Chaplin et il y a des gens qui veulent ça…» se justifie Thierry Guetta, questionné sur l’originalité (et la pertinence) somme toute relative de ses créations, pour qui l’art, c’est avant tout «essayer d’apporter de l’amour». Son premier client, s’enorgueillit-il, fut Michael Jackson. Il a d’ailleurs réalisé un poster dans l’édition luxe du second album posthume du King of Pop, Xscape. Madonna a également succombé, et le Français l’a ainsi remastérisée à la sauce Marilyn warholienne pour la pochette de son album Celebration (2009). Grands fans et amis aussi, feu Johnny Hallyday, son épouse, Laeticia, Omar Sy (voisins d’exil à L.A.) mais aussi Michelle Obama, qui s’est même essayée à la bombe de peinture avec Mr Brainwash pour une association caritative… ou encore des dizaines d’autres personnalités, du pape à Rihanna, séduites par sa french touche.

Naïveté ou cynisme

Une popularité inespérée pour Thierry Guetta, né à Sarcelles, grandi à Garges-lès-Gonesse avant d’atterrir, quelques années après la mort de sa mère, avec sa famille à Los Angeles : «C’est tellement loin, d’où je viens, que même un avion peut pas vous y amener.» Le Français, qui a commencé son rêve américain en vendant des tee-shirts vintage, se souvient avec émotion de la soirée de remise des Spirit Awards en 2011, qui récompensent le cinéma indépendant aux Etats-Unis. «Je me suis revu à ma fenêtre, à Garges, adolescent, en train de m’imaginer ce que j’allais faire de ma vie. Et là, sur le moment, on est en train de tenir cet Award, on est à Hollywood, on a croisé Natalie Portman, et on a gagné pour le meilleur film documentaire.» Un film qu’il s’approprie donc, même si l’ironie n’y est pas toujours à son avantage. «Mr Brainwash est une force de la nature, c’est un phénomène, pas dans le bon sens du terme» : c’est le commentaire que lui a fourni Banksy, à sa demande, pour l’inauguration de sa première exposition. Une phrase qu’il a fait imprimer sur bâche immense à l’entrée. Brainwash, désarmant de naïveté ou de cynisme contrôlé, ne voit pas le problème. Banksy parle de lui – «ce n’est pas méchant, il me compare à Warhol» -, et c’est tout ce qui lui importe. Et quand on l’interroge sur l’hypothèse en vogue, à la sortie du film, le considérant même comme le véritable Banksy, qui se serait amusé à apparaître à visage découvert dans un film dénonçant l’absurdité du monde de l’art, il entretient la confusion : «Il y a des gens qui disent que je suis Banksy. Je l’ai juste accepté. Maintenant, moi, est-ce que je suis ci ou ça… Je ne sais pas, j’en parle pas, je laisse penser les gens. Je les laisse décider d’eux-mêmes. Moi, je suis très content de tout ça. C’est comme un jeu, une devinette.»

Dinde sous le bras

Banksy ou (probablement) pas, si les stars du show-biz s’arrachent les œuvres de Mr Brainwash, les sommités du street-art semblent avoir pris leurs distances et préfèrent ne pas évoquer le sujet. Lui assure être toujours en contact avec les graffeurs qu’il filmait jadis, «même si on se voit peu, on est tous maintenant très occupés». A ceux qui le dénigrent, au diapason du film qui a fait germer sa notoriété, Thierry Guetta répond sans scrupule : «Van Gogh n’a jamais vendu une toile de son vivant. Marcel Duchamp, on le dégommait. Pollock aussi a été très critiqué, et il est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands artistes américains !» Et se voit volontiers comme la victime facile d’une élite aigrie, de critiques médisants mus par la jalousie. Un professionnel français du marché de l’art, pour le moins mitigé sur la qualité de la production de la maison Brainwash, reste prudent : «Ce n’est pas ce que je préfère, mais il faut reconnaître que ça se vend…»

Extrait du documentaire Exit Through the Gift Shop, réalisé par Banksy et qui a lancé la carrière de Mr Brainwash. Photo Le Pacte

Sur son degré d’intervention dans la réalisation de tout ce qui sort de son atelier, Thierry Guetta argue que «Gustave Eiffel n’a pas lui-même serré tous les boulons» de la tour qui porte pourtant son nom. Ce qui est clair, c’est que si Mr Brainwash travaille comme il le dit «la nuit, le jour, sans limite», il n’est pas tout seul. Ils sont, en cette veille de Thanksgiving, une dizaine à quitter l’atelier après leur journée, une dinde sous le bras, ou une tarte pour les végans (cadeaux du patron, «ici, on est en famille», explique sa manageuse). Et Guetta de redevenir le personnage du film, désorganisé, interpellant ceux qui s’en vont, engueulant copieusement les troupes encore présentes qui manipulent sa Marilyn de disques et mettent leurs doigts sur la toile immaculée. «Je ne sais pas avec combien de personnes je travaille, assure-t-il. En tout cas pas assez.» Visiblement sincère et habité par sa mission, ou faussement naïf quand il évacue d’un revers de main l’aspect apparemment lucratif de l’affaire, il assène, définitif : «L’art, c’est ce qu’on est. Je suis un artiste puisque je vis comme un artiste.» Life is beautiful, Banksy ?

(1) Mr Brainwash: Franchise of the Mind, Scala Art Publishers Inc, 128 pp. Disponible à partir du 15 décembre.

ParStéphanie Aubert envoyée spéciale à Los Angeles

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