«Green Book», reflet d’une Amérique en partitions

Published 22/01/2019 in Cinéma

«Green Book», reflet d’une Amérique en partitions
Don Shirley (Mahershala Ali) et Tony Lip (Viggo Mortensen), duo pince-sans-rire.

Critique

Drôle et sensible, le premier film en solo de Peter Farrelly narre avec grâce l’amitié entre un pianiste virtuose noir et son garde du corps blanc au cours de leur tournée dans le Sud ségrégationniste des années 60.

Imaginez un Guide du routard années 60, dans les Etats-Unis ségrégationnistes, composé à l’attention des Noirs histoire de leur indiquer les lieux, motels, restaurants, bars, où ils sont les bienvenus. Entendre : à l’exception de tous les autres, réservés aux Blancs. C’était ça, le Green Book qui donne son titre au premier film de Peter Farrelly. Sans Bobby.

Il s’agit bien d’un premier film, loué en festival, couvert de prix (n’attendant plus que les oscars), ce sont bien les premiers pas d’un cinéaste solo, avec ses maladresses, sa volonté de bien faire et son application tendue, avec la ferme et juste certitude qu’il tient là une histoire, des personnages en or. C’est le cas. Même seul, Peter remet sur le métier le thème favori du cinéma des frères Farrelly, auquel leur plus beau film (Deux en un, 2003) consacrait sa drôlerie et son émotion, comme ici : le thème de la gémellité bien tempérée des partenaires, siamois décidés à ne plus cohabiter, qui réalisent que le monde tournera rond pourvu qu’ils continuent à rythmer, à accorder à eux deux le mouvement et la musique de leur vie. De l’art d’être deux, donc trois.

Insolence

C’est ici l’histoire vraie de Tony Lip et Don Shirley, deux compères improbables, n’était la femme de Tony, Dolores (Linda Cardellini) : la troisième des deux, c’est elle – et la meilleure des trois. Le Bronx, 1962. Comme un épisode désuet des Soprano, on passe en revue la tribu ritale, haute en couleur et en dialecte approximatif sur fond de mafia, sans quoi le pittoresque ne serait pas complet. Tony (Viggo Mortensen, extra large) est au chômage temporaire, le Copacabana, night-club qui l’emploie à la sécurité, étant fermé pour travaux. Gros mangeur, gros bullshitter – d’où le surnom «Lip» pour son insolence – il s’en sort toujours à force de baratin. Le bon gars, Tony. Seulement comme tout le monde, il est raciste. Les Négros, c’est pas comme nous autres, les Ritals.

Un pianiste virtuose et réputé l’engage comme chauffeur et garde du corps, pour une tournée dans le Sud avec sa formation musicale : le Don Shirley Trio. Or, Don Shirley est noir, on s’en doute. Magistralement campé par Mahershala Ali. Green Book démarre alors vraiment, et l’heure et demie qui suit se consacre au périple du duo pince-sans-rire à travers le Sud raciste mais mélomane, bourgeoisie blanche friande de concerts privés et de musique classique, haute société privée de crinoline. Exceptionnellement, le musicien prodige et racé vedette étant un Noir, la musique sera un mélange de grande musique (blanche, bien sûr) et de jazz-pop (plus dans le ton), les anciens esclavagistes toujours ségrégationnistes ne pouvant s’accommoder d’un Noir trop blanc, quand même.

Hors le petit périmètre des projecteurs et de son Steinway, Don est interdit de frayer avec ceux venus l’applaudir. Etranger en son pays et à lui-même : aux siens supposés autant qu’à ce public enfariné en habit. A la communauté afro-américaine de laquelle il semble vouloir se distinguer avec ses grands airs – on verra cependant que ce n’est pas la distinction, le sujet du film, mais la dignité. Aux nantis qui composent ses mécènes et admirateurs, tous blancs. Le racisme de Tony disparaît sitôt qu’il entend Don jouer. Entre eux naît en cours de route la meilleure des amitiés. D’égal à égal, entre classe et race, et dialogue illimité, ces deux-là se sont trouvés : ils sont les représentants d’une diaspora de l’intérieur.

Lettres d’amour

Jadis, ce type de duo intelligent, la littérature le qualifiait de conte moral, le dialogue philosophique. Don Shirley et Tony Lip sont d’une lignée de saltimbanques vénérables : Don Quichotte et Sancho Panza, Jacques le fataliste et son maître, Dom Juan et Sganarelle… Fine lettrée, Hollywood fit un genre de cela : le road-movie et le film de Noël. Green Book est les deux – pardon -, les quatre à la fois. Un film édifiant au sens de ce que le conte moral a de meilleur, bons sentiments compris si difficiles à rendre sans béatitude bête.

Imaginez alors, encore : un film qui mixe (comme sa musique) la bonté d’un Leo McCarey – il y a de l’Extravagant Mr Ruggles inversé dans ce récit de nature et de culture, dans ce «valet» d’un genre affecté non considéré par la classe qu’il côtoie, jeté dans un monde inculte et grossier -, une lutte des classes amicale et l’affrontement camp des cultures à la Cukor – type My Fair Lady -, et le sens de la mascarade romantique à la Rostand – les lettres d’amour de Tony à sa femme, écrites par un nouveau, très fort Cyrano. Avec aussi, pour horizon plus tragique de nuées d’alcool et de lutte civique, l’univers d’un James Baldwin – on pense, pour la tournée de musique noire dans ce Sud sixties et la part cachée d’homosexualité, à Harlem Quartet.

Cela donne une idée de l’originalité classique de Green Book. Et de sa grâce. Au Don Shirley Trio fait un écho vibratile le trio formé de deux hommes et de cette femme à qui l’on pense et l’on écrit. Laquelle aimerait pouvoir remercier le ciel ou son époux, ou l’invité prodigue, d’ensemble célébrer Noël. Dolores a tout compris.

ParCamille Nevers

Print article

Leave a Reply

Please complete required fields