Douze heures de labeur en 12 applications

Published 25/06/2015 in EcoFutur, Économie

(Photo Jewel Samad. AFP)

RÉCITSuivez Rémy, Magali et Enzo pour comprendre la portée de «l’uberisation».

Que signifie «l’uberisation» qui gagne notre quotidien ? Afin de comprendre ce chamboulement d’une économie de services traditionnelle par les usages liés aux technologies numériques, nous vous proposons de suivre les pas de la famille Ladébrouille, de son lever à son dîner. Pour tous les services cités ci-après, les applications existent ou sont en cours de développement en France ou à l’étranger. Récit.

7 heures, la filature en amateur

Rémy Ladébrouille se réveille dans sa maison en périphérie d’une métropole française. Dans une heure, il jouera au détective privé, profitant d’un trou dans son agenda pour se procurer du frisson – et un peu d’argent. Sa mission : suivre et observer discrètement Antoine, 42 ans, pour le compte d’un recruteur inconnu qui souhaite vérifier s’il s’agit d’un employé modèle avant de lui confier un poste à responsabilité. Rémy s’est inscrit l’an dernier sur Trustify, une plateforme de mise en relation entre particuliers et détectives privés amateurs. Pour faire partie de ce réseau, il s’est appuyé sur une courte expérience de photographe dans la presse people. Il accepte n’importe quelle mission s’il est disponible. La filature du jour devrait durer deux heures. Après avoir transmis son rapport et quelques photos à Trustify, il recevra 60 euros.

7 h 15, la révision du bac en vidéo

Enzo, le fiston, se réveille avec les yeux qui piquent. Rien d’étonnant : le lycéen a veillé tard pour visionner plusieurs Massive online open courses (ou Mooc, cours en ligne gratuits ouverts à tous) sur sa tablette avant l’épreuve du bac de philo, ce matin. La liberté, la morale, la justice… Son prof lui avait conseillé les vidéos disponibles sur France TV éducation. Le premier Mooc est né en 2008, impulsé par des chercheurs canadiens. Les prestigieuses facs américaines de Harvard, du MIT et de Stanford les ont ensuite popularisés. Pour les maths, Enzo a repéré le site de la Khan Academy, le leader mondial des Mooc avec des milliers de vidéos à l’adresse des collégiens, lycéens et étudiants du monde entier. En France, les instituts traditionnels Acadomia, Methodia et Anacours grimacent. Avec tout ça, Enzo a fini par s’endormir sur sa tablette.

7 h 25, le scooter en libre-service

Rémy n’aura pas le temps d’amener Enzo au lycée pour le bac. Il lui tend son smartphone : «Regarde vite s’il y a des scoots libres dans le coin !» Sur l’application Cityscoot, le lycéen repère un deux-roues électrique pas loin de chez eux, à 50 mètres de la maison. C’est l’avantage de la formule, il n’y a pas de stations : on repère le deux-roues sur l’application et on le laisse où on veut. Rémy s’inquiète : «Il n’y a que 35% de charge, tu crois que ça ira ?» Huit kilomètres à faire, ça ira. A 3 euros le quart d’heure, ce n’est pas la ruine. Quelques secondes plus tard, Enzo reçoit un code. Il n’a plus qu’à se rendre à l’endroit indiqué par GPS et prendre le casque dans le top-case du deux-roues.

10 h 15, le garage en garde-meuble

De retour chez lui après sa filature, Rémy trébuche sur l’un des cartons entassés dans son garage. Il rumine contre le type qui lui loue 7 m² d’espace pour y entreposer des affaires. Ce dernier l’a contacté le mois dernier via le site Jestocke.com, qui concurrence les loueurs de box traditionnels en permettant à chacun de monétiser son garage vide. Rémy a mal, mais pas la mémoire courte : il se souvient bien que l’opération lui rapporte 84 euros par mois.

12 h 20, l’auto-école en roue libre

Rémy reçoit un texto d’Enzo. «Sujet du bac : peut-on être heureux sans être libre. XXD. Je peux manger avec les potes ? J’irai à mon cours après.» Son cours de conduite… Au moins, là, il s’accroche. Normal, c’est avec son argent qu’il s’est inscrit sur Envoituresimone.com, où il peut payer son permis non plus au forfait mais à l’heure de conduite. En plus, c’est lui qui fixe son rendez-vous en ligne avec le moniteur, quand et où il veut, partout en France. «Comme ça, cet été, quand on sera à Biarritz en vacances, je pourrai continuer mes cours.» Pas bête. Et surtout pas cher et peu contraignant : 34 euros de l’heure. Dans une auto-école, c’est plutôt 35 à 70 euros, et encore, à condition de prendre un forfait vingt heures. Ce qu’Enzo ne peut pas se permettre.

14 heures, la voiture perso en location

Rémy monte dans sa Polo, direction l’aéroport. Son avion décolle à 15 heures pour Paris. Il presse le pas, non pas pour trouver une place de parking, ça c’est réglé, mais pour passer par une station de lavage. Un véhicule propre, c’est la condition pour laisser sa voiture gratuitement sur le parking de TravelerCar. Durant ses trois jours d’absence, la société d’autopartage va la proposer en location. C’est la troisième fois qu’il passe par eux. Durant son dernier déplacement, sa Polo avait été louée deux fois pour des petits trajets, et Rémy avait gagné 35 euros. La start-up s’occupe de l’assurance et de trouver le loueur. Et quand sa voiture n’est pas louée, il profite au moins du stationnement gratuit. Son ami Jérémy fait la même chose à Grenoble. Régulièrement, il vient plusieurs jours à Paris en train et laisse son Scénic en location chez TripnDrive, dans un parking à côté de la gare. «Jusqu’à 200 euros de gain par mois !» dit la pub. Une familiale rapporte plus…

15 h 15, le testament en quatrième vitesse

L’A320 décolle sous des cordes. Quelques minutes après, le chef de cabine prend le micro : «Mesdames et messieurs, nous approchons une zone de turbulences et nous risquons d’être secoués. Pour votre confort et votre sécurité, nous vous demandons de rester assis et de garder vos ceintures attachées.» Rémy pense à sa famille. Il n’est pas marié et sa compagne, Magali, le tanne pour qu’il rédige son testament. Elle, l’a déjà fait sur Testamento.fr. Un testament en ligne ? Rémy se souvient de la conversation : «En quelques clics, ils t’envoient un modèle de lettre à rédiger à la main, et c’est réglé.» Elle s’était renseignée : 35 euros le service, moins cher qu’un rendez-vous chez le notaire. Et pour le double, le testament est inscrit sur la base nationale officielle des notaires et mis au coffre.

16 heures, les tomates payées en heures de travail

Enzo est – bien malgré lui – chargé de faire quelques courses. Avec son badge d’adhérent, il pénètre dans le supermarché coopératif La Louve. Sa famille en est membre : elle y bénéficie de prix plus bas qu’ailleurs, en contrepartie elle y travaille à raison de trois heures consécutives toutes les quatre semaines, pour faire tourner le magasin – mise en rayons, nettoyage, caisse ou tâche administrative. On y trouve de tout, du légume bio à la pâte à tartiner industrielle. Mais toujours pas le fromage dont il raffole. A la prochaine assemblée mensuelle de la coopérative, Enzo demandera que le produit soit référencé dans les rayons.

16 h 15, le VTC en mode VIP

Après une heure de vol, l’avion de Rémy atterrit à Orly. Prévoyant, le Toulousain a commandé une voiture de tourisme avec chauffeur (VTC), dont le conducteur (professionnel) l’attend avec une pancarte à son nom. A l’extérieur, des taxis sont aux prises avec des chauffeurs UberPop. Ces particuliers conduisent contre rémunération leur propre véhicule sans formation ni licence pour transporter d’autres particuliers. Les taxis crient à la «concurrence déloyale» et au «travail illégal». Dans le VTC, Rémy saisit la tablette à sa disposition et programme lui-même ses morceaux préférés sur la plateforme numérique de streaming installée. Avec son abonnement à moins de 10 euros par mois, le chauffeur du VTC peut lui proposer une discothèque quasi illimitée sans transporter le moindre CD.

17 heures, l’appart à Montmartre en prime

Rémy est déposé dans le nord de Paris, où l’attend sa couche pour la nuit. La course lui a coûté 50 euros, qui seront débités de son compte bancaire grâce aux coordonnées de la carte qu’il a enregistrée lors de son inscription sur le site Uber. Pour ses trois jours à Paris, pas de chambre d’hôtel réservée. Rémy a opté pour le site Airbnb, qui propose des hébergements de particulier à particulier loués à prix réduits. Pour «son» studio à Montmartre, le provincial a payé 45 euros la nuit avec sa carte bancaire sur le site. Le proprio lui a envoyé le digicode par mail, Rémy a trouvé la clé sous le paillasson. Parfois, quand il est en déplacement et qu’il ne parvient pas à réserver chez des particuliers, il choisit l’hôtel en réservant au dernier moment sur des sites de réservation en ligne, tels Booking.com ou Hotels.com. Ces derniers prélèvent jusqu’au quart du montant payé par le client à l’hôtel pour son hébergement.

19 heures, le compte bancaire en cinq minutes

Rémy a soif. Normal, c’est l’heure de l’apéro. Problème : notre ami n’a plus de liquide. Heureusement, sa carte Compte Nickel va y remédier à un distributeur. Il a ouvert ce compte il y a un an, en cinq minutes, chez un buraliste. Grâce à sa MasterCard et sa puce émises par un établissement non-bancaire (mais agréée auprès de la Banque de France), Rémy a accès aux mêmes services que ceux délivrés par une banque traditionnelle. Du dépôt et du retrait d’argent, un RIB pour se faire virer ses revenus… Avantage : le compte ne lui coûte que 20 euros par an, hors retraits (0,50 euro chez un buraliste agréé, 1 euro dans un DAB). A l’époque, il avait hésité à rejoindre les banques en ligne (ING Direct, Boursorama, Fortuneo, Monabanq…) qui proposent des cartes de paiement et de retrait gratuites.

19 h 30, le bureau partagé

Magali Ladébrouille part du boulot plutôt contrariée. Son patron lui a annoncé qu’une start-up allait s’installer dans leurs locaux le mois prochain. C’est vrai que depuis le dernier plan social, des places se sont libérées dans l’open space… Du coup, le directeur a proposé ses bureaux disponibles sur Bap.fr (Bureaux à partager) et une petite boîte toulousaine spécialisée dans l’imagerie médicale low-cost avait besoin de locaux pas cher et d’un contrat de location flexible. «Tout le monde est content! lui a rabâché son boss. Comme ça, on n’a plus besoin de déménager. Et vous allez voir, il paraît que ça crée des synergies !» Et pourquoi pas louer les salariés, tant qu’à faire ? «Ah, mais ça existe ma chère ! Aux Etats-Unis, HourlyNerd propose ce service. J’ai hâte qu’ils ouvrent une antenne en France. En cas de baisse d’activité, je pourrai proposer vos compétences de comptable à d’autres sociétés.»

20 h 30, le traiteur amateur

Magali rentre enfin à la maison. Pas le courage de faire la cuisine. Alors elle a commandé le dîner sur Monvoisincuisine.fr, où des voisins cordons bleus jouent les traiteurs. A 8 euros le plat, 5 euros l’entrée, Magali n’a pas hésité : «Ce soir, c’est samoussas et cabri massalé, ça te va ?» Enzo grommelle, il révise pour l’épreuve du lendemain. En enchaînant les derniers épisodes de Game of Thrones téléchargés la veille, vraiment ? «Ben ouais, c’est de l’histoire !» Magali reçoit un texto, les plats sont prêts. Elle envoie son fils les chercher, le cuisinier amateur habite à trois pâtés de maisons. Dîner, puis dodo.

Philippe BROCHEN, Richard POIROT et Gabriel SIMÉON

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