«Mission impossible» : en baroud libre

Published 11/08/2015 in Cinéma, Culture

Tom Cruise aurait réalisé lui-même la cascade de la scène inaugurale de «Mission impossible», sur l’aile d’un A400M. (Photo Christian Black)

CINÉMAAvec ses virevoltantes scènes d’action, le cinquième volet de la franchise, moins auteuriste, entérine Tom Cruise en archétype insurpassable du mâle hollywoodien.

«Souvenez-vous, si vous avez l’impression que je panique, c’est que je suis en fait en train de jouer. Ne coupez jamais la caméra.» La phrase, rapportée récemment par le quotidien USA Today, est attribuée à Tom Cruise le jour du tournage de la séquence inaugurale de Mission : impossible – Rogue Nation. Dans la scène, qui ouvre ce cinquième épisode de la franchise hollywoodienne initiée par et autour de Tom Cruise en 1996, d’après la série télé vintage du même nom, l’équipe d’agents secrets tente d’empêcher le décollage d’un Airbus A400M, piloté par des terroristes, avec à son bord un conteneur d’explosifs. Face à l’incapacité de ses collègues à interrompre le décollage, l’agent Ethan Hunt (Cruise, donc) saute sur une aile de l’avion, s’agrippe à une poignée tandis que la machine s’envole. Au gré des déferlements de données promotionnelles relatives à la sortie de cette production à 150 millions de dollars de budget (136 millions d’euros), il a été seriné bon nombre de fois que l’acteur avait réalisé la cascade lui-même, s’accrochant à un avion lancé à 300 km/h. L’information a également circulé que, pour les besoins d’une scène sous-marine, le même Tom Cruise aurait retenu sa respiration pendant l’invraisemblable durée de six minutes, et ce après avoir effectué un plongeon de 35 mètres de haut. Tout cela est possiblement vrai, et peut-être même Cruise serait-il apte dans un prochain film à mater un ours, un alligator et Chuck Norris, sans les mains.

Seul contre le chaos

Mais ce storytelling chargé participe aussi et surtout de la logique de surenchère dans laquelle la série s’est lancée, celle-ci cherchant à surpasser sans cesse les coups d’éclat du film précédent. Dans le quatrième volet, sorti il y a quatre ans, c’était une escalade presque à mains nues de Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, à Dubaï, qui entendait frapper les esprits. Le cinquième volet veut surpasser le tout et sur ce plan-là, celui de l’attraction foraine, c’est extrêmement réussi.

Dans un tel culte de la performance, tout fonctionne comme une boucle. Ainsi, Rogue Nation reprend le point de départ de Mission : impossible – Protocole fantôme, presque comme si rien n’était advenu. A savoir le démantèlement, par le patron de la CIA (Alec Baldwin) et les autorités américaines, de l’agence IMF (Impossible Missions Force) qui la jugent trop tête brûlée, pas assez transparente et, surtout, trop rétive à l’autorité. Seulement, peu importe le désaveu, le cavalier solitaire Ethan Hunt veut à tout prix prouver l’existence du «Syndicat», une organisation criminelle qui aurait pour ambition rien moins que le chaos généralisé. Traqué par la CIA pour insubordination, talonné par ce mystérieux Syndicat, Hunt court entre Londres, Vienne et le Maroc, sauve le chancelier autrichien d’un attentat, cherche à débusquer la liste des membres de l’organisation. Pour ce faire, il appelle en renfort ses collègues de l’IMF dissoute et croise régulièrement la route d’Ilsa Faust, vénéneuse taupe infiltrée au sein du Syndicat, qui serait affiliée aux services secrets britanniques. Tout recommence, donc.

Jeu de dupes

Rogue Nation marque cependant un virage discret dans la façon dont la franchise s’est aussi écrite depuis vingt ans en collection de signatures plaquées auteurs, comme épinglées une à une par Cruise à son tableau de chasse. Pour la première fois, ce n’est pas à une figure de renom que se trouvent confiées les destinées voltigeuses d’Ethan Hunt – alors que tous, jusque-là, furent conviés autant comme cinéastes que comme marqueurs, chacun, d’un certain état de la fiction spectaculaire hollywoodienne : de la postmodernité paranoïaque (Brian De Palma, MI 1) à l’animation à grand spectacle estampillée Pixar et émancipée de la pesanteur du monde (Brad Bird, MI 4), en passant par la perfusion hongkongaise opérée sur le cinéma d’action américain nineties (John Woo, MI 2) et l’essor de la série télé (J. J. Abrams, MI 3).

Derrière la caméra de ce cinquième volet, on trouve le nom autrement moins rutilant de Christopher McQuarrie, connu surtout pour avoir signé le script d’Usual Suspects et suivi Tom Cruise dans la plupart de ses aventures récentes, véhicule mineur de série B (l’inégal «vigilante movie» Jack Reacher) ou blockbuster haut de gamme (le splendide Edge of Tomorrow, de Doug Liman, au scénario duquel McQuarrie a collaboré).

Qu’il en soit la cause ou le symptôme, ce choix des producteurs (dont Cruise fait bien évidemment partie) traduit quelque chose du caractère propre à Rogue Nation, volet très séduisant mais plus modeste en apparence que ses prédécesseurs, qui se présentaient tous en affolantes machineries conceptuelles, attachées chaque fois à la mission guère secrète de redéfinir la géographie et les paramètres du cinéma d’action contemporain. D’où, sans doute, un certain penchant à revisiter le jeu de dupes et de doubles (masqués de latex) des épisodes préalables, et un resserrement des enjeux du film autour de cette tension qui parcourt la série depuis l’origine : l’incessante mise en concurrence, dans la résolution des intrigues, des moyens d’une technologie virtualisée – qui progresse plus vite que les films ne se tournent – et d’un corps, celui de Cruise, qui se rêve indestructible, affranchi de la gravité, des frontières et des lois physiologiques.

Entre Hulk et Dorian Gray

C’est sans aucun doute cette voracité physique qui frappe le plus, encore davantage que dans les autres volets. Car ici la principale chose qui compte, qui s’anime, qui tient lieu de matière filmique, n’est pas tant les motos qui se fracassent contre une autoroute marocaine, ni même les perches qui sillonnent magnifiquement un habitacle sous-marin numérisé. C’est le corps de Cruise, autrefois superbe gamin de l’Amérique et aujourd’hui âgé de 53 ans, qui est ici l’objet de tant de modifications. Face à la star qui s’envole et virevolte sans cesse entre acrobatie et prestidigitation pour mieux démontrer sa jeunesse sans fin, on ne peut que songer aux éventuelles/probables interventions de chirurgie esthétique et autres traitements de choc que la star a subis. Mais Tom Cruise n’est pas Michael Jackson, il ne se réinvente pas, ne se façonne pas une autre identité. L’ambiguïté de sa silhouette, sa force de frappe, tient à ce qu’il s’inscrit ici dans une maximisation personnelle. Son corps et sa mâchoire gonflent. Cruise, qui a incarné la beauté rutilante des eighties aux dents blanches (Top Gun), est à mi-chemin entre Hulk et Dorian Gray. Un golem hollywoodien, dopé au fantasme – que le film se plaît à jouer et rejouer – d’incarner pour l’éternité un hybride de Harold Lloyd, Cary Grant et d’un disque dur à très haute capacité.

Escale à Casablanca

Peut-être est-ce aussi pour conforter cette dimension de corps mythologique hollywoodien définitif que le film malaxe autour de son héros un tissu de références et de scènes du cinéma classique hollywoodien qu’il lui fait traverser, entre kaléidoscope d’œillades hitchcockiennes (de l’ouverture très la Mort aux trousses à un ballet violent à travers les cintres infestés d’assassins d’une représentation de l’opéra Turandot, qui s’amuse à diffracter le souvenir de l’Homme qui en savait trop) et escale à Casablanca, où l’équipée d’Ethan Hunt recroise la trace de l’agente double Ilsa, et réveille ainsi le souvenir d’une autre femme écartelée, Ingrid Bergman, dans le film de Michael Curtiz de 1942.

Le choix de l’actrice (l’Anglo-Suédoise Rebecca Ferguson, quasi débutante au cinéma) ne fait d’ailleurs qu’épaissir les vapeurs rétro qui enveloppent le film – faux airs de Gene Tierney filiforme, nez à la Ingrid Bergman, justement, et régime d’apparition comme emprunté à Ursula Andress. Mais, à l’inverse des emplois décoratifs dont ces actrices devaient le plus souvent se dépêtrer, cette figure, que les plans qu’elle traverse parviennent à rendre assez magnétique, prend part à l’action plus qu’à son tour. Au point qu’elle manque parfois de voler la vedette à Cruise/Hunt. Lui que l’on a rarement vu si durablement mis en défi dans les volets précédents, se retrouve ainsi parfois même strict spectateur d’une action à laquelle il s’invite malgré tout, mais qui pourrait presque se dérouler sans lui. Et, si ces moments restent fugaces, comme arrachés à l’acteur, on trouve toujours quelque chose de très beau à voir pareil super-héros insatiable être rendu à son humanité par la contemplation de son propre dépassement.

Clément GHYS et Julien GESTER

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