Les scientifiques chauffent la salle avant la COP 21

Published 06/07/2015 in EcoFutur, Économie

Au Bangladesh, dans le village d’Abdullapur, frappé par de fréquentes inondations, les paysans sans-terre doivent aussi pêcher pour survivre. (Photo Laurent Weyl. Picturetank)

ANALYSEClimat . A cinq mois du grand raout parisien sur le réchauffement, des chercheurs réunissent militants, élus et citoyens pour affûter leurs arguments.

La canicule qui vient de frapper la «douce France» ne pouvait mieux constituer le cadre météorologique de la conférence «Our common future under climate change» qui s’ouvre ce mardi à Paris. Une conférence décidée par des institutions scientifiques françaises et internationales (1) et l’Unesco afin, cinq mois avant l’ouverture de la COP 21, d’infliger une sévère «piqûre de rappel» aux gouvernements, admet le climatologue Hervé Le Treut (CNRS), président de son comité d’organisation. Objectif : «alimenter le débat préparatif à la COP 21, aider à la compréhension de ses enjeux», explique le scientifique. Multiforme, avec 85 sessions de travail et des séances plénières de grand standing, elle se tient du 7 au 10 juillet au siège parisien de l’Unesco, mais aussi sur le campus de Jussieu de l’Université Pierre-et-Marie-Curie. Cette conférence va mobiliser plus de 2 000 participants. Des scientifiques, bien sûr, mais également des représentants de la «société civile», explique Claire Weil, sa secrétaire générale. Des citoyens, des organisations non gouvernementales (ONG), des responsables d’entreprises, des élus locaux, mais aussi des diplomates et des négociateurs.

L’engagement très fort du monde universitaire et des laboratoires illustre «le chemin parcouru par la communauté scientifique si l’on se souvient de l’Appel de Heidelberg», souligne Claire Weil. En 1992, alors que les gouvernements réunis par l’ONU à Rio de Janeiro signaient la convention cadre sur le climat, le premier rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) était en effet battu en brèche par un texte signé de 72 Prix Nobel et figures de la science. Un texte alertant contre «l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement scientifique et social» (2). Une sorte d’avant-goût des combats d’arrière-garde menés par les «climatosceptiques», souvent financés par des groupes industriels, mais parfois motivés uniquement par des considérations idéologiques, qui ont conduit quelques scientifiques à des comportements répréhensibles.

Loin de relancer ce débat obsolète sur les causes du changement climatique observé, la conférence va se concentrer autant sur les sciences du climat que sur celles des solutions, précise Claire Weil. «Il s’agit de s’interroger sur l’action à conduire, et là aussi les scientifiques sont indispensables», conclut-elle. Une interrogation qui traversera les séances plénières et les nombreux autres événements organisés en France et à l’étranger.

Quantifier le danger

Pour Hervé Le Treut, «nous ne sommes plus dans l’alerte. Le changement climatique est un processus déjà avancé, on en voit les effets sur la physique du climat ou les écosystèmes». Surtout, le sujet est sorti d’une perception très fausse, comme un problème «en soi, isolé. Alors qu’il est profondément relié à la crise de la biodiversité en cours, et que ses dimensions économiques et sociales sont essentielles». Cet apport des scientifiques aux débats publics soulevés par l’approche de la COP 21 est précieux. Il se vérifie dans le traitement d’un sujet délicat : à quel niveau faut-il fixer l’objectif d’une «géopolitique du climat» ? Lors de la COP 15, à Copenhague en 2009, les gouvernements avaient, pour la première fois depuis 1992, chiffré l’objectif de la convention climat. Cette dernière, en effet, ne fixait qu’un but qualitatif : éviter un changement climatique «dangereux» pour les générations futures. Mais que signifie «dangereux» ?

Depuis 2009, l’objectif climatique signé par les gouvernements quantifie ce danger par l’ambition proclamée de limiter à 2° C l’élévation de la température moyenne de la planète, par rapport à son niveau préindustriel. Alors que nous en sommes déjà à 0,85° C et que même un arrêt brutal et total de toutes les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique n’empêcherait pas la température de continuer à grimper.

Cette limite a suscité toutes les critiques, de «inatteignable» à «insuffisant». Un mouvement d’opinion, animé par des ONG, s’est même lancé dans une campagne pour réclamer que cet objectif soit durci à 1,5° C. Pour Hervé Le Treut, ceux qui affirment qu’en dessous de 2° C il y a déjà des «conséquences importantes» du changement climatique n’ont pas tort. Cet objectif, résume t-il, «ce n’est pas la sécurité. Même s’il est évident qu’il n’y a pas qu’un seul effet de seuil dans le système climatique qui serait actionné à 2° C». Mais, pour lui, ces 2° C «constituent un objectif d’action choisi par les gouvernements en cohérence avec l’analyse scientifique. Une action dont le chemin est difficile puisqu’il suppose de réduire de 40 à 70 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2050». Puis de poursuivre cette action jusqu’à la neutralité carbone des activités humaines.

MERS ET Mangroves

Cette piqûre de rappel s’appuie sur le dernier rapport du Giec, paru en 2014, mais apportera aussi des informations plus récentes. Ainsi, Jean-Pierre Gattuso, océanographe du CNRS à Villefranche-sur-Mer, s’appuiera sur un article, paru vendredi dernier dans la revue Science, qu’il a coécrit avec 21 autres scientifiques. Ils y font le point sur les conséquences pour les océans et la vie marine de deux hypothèses d’émissions de gaz à effet de serre. La première poursuivrait la tendance actuelle, sans politique de restriction de l’usage des combustibles fossiles. La seconde permettrait de contenir le réchauffement à 2° C.

Les chercheurs ont comparé les conséquences des deux scénarios pour les écosystèmes côtiers, les mangroves, la pêche, l’aquaculture, les coraux… Des conséquences dues au réchauffement des océans (3,2° C dans le premier cas, 1,2° C dans le second), à la montée du niveau marin et à l’acidification des eaux due à l’absorption du CO2 un rythme sans précédent depuis des dizaines de millions d’années.

Or, explique Gattuso, «si les coraux tropicaux ou les mollusques bivalves sont affectés, dès aujourd’hui, par le changement climatique, les 2° C c’est effectivement un moindre mal pour les écosystèmes marins et les services qu’ils rendent aux humains». Certes, précise t-il, «tous les systèmes seront affectés négativement à ce niveau de réchauffement, Mais on peut imaginer des actions de protection, de réparation, d’adaptation, pour gérer les conséquences. En revanche, le scénario sans restriction des émissions aboutit à des risques si importants pour les écosystèmes et les services qu’ils rendent – pêche, aquaculture, protection des rivages, absorption du carbone de l’atmosphère – que les mécanismes d’adaptation ou de protection ne sont plus efficaces.»

Prix du carbone

Si le diagnostic scientifique sur le changement climatique est largement partagé par les spécialistes, les laboratoires d’économie, eux, sont agités par de furieux débats, qui seront évoqués en séance plénière le vendredi 10 juillet, lors d’une session à laquelle participera notamment Joseph Stiglitz. Quelques économistes, dont Jean Tirole, récent lauréat du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel et président de la Toulouse School of Economics, pensent en effet avoir trouvé la martingale. Il suffit, assènent-ils «de définir un prix du carbone unique au niveau mondial», défini par une «organisation multilatérale» et associé à des permis d’émissions échangeables entre pays. La «théorie économique», prétendent-ils, prédit le succès d’une telle opération.

Les économistes spécialistes de l’énergie ou investis dans le dossier climat – depuis plus de vingt ans pour certains – s’étranglent devant cette proposition. Pour rester poli, Dominique Finon, directeur de recherche émérite au CNRS, se demande si ses collègues habitent «dans le monde réel». «Il existe une branche de notre discipline qui s’appelle l’économie politique», rappelle t-il. Car la proposition de Tirole suppose que les Etats signent un accord contraignant, fondé sur un total d’émissions à se partager par des permis négociables. Séduisant ? Sur le papier seulement. Et pour débutants en économie du changement climatique. Un tel accord ne peut en effet se faire à la COP 21, puisque ni les Etats-Unis, ni la Chine, ni l’Inde ou la Russie n’en veulent. Pourquoi alors proposer une martingale qui s’écroule illico ? Au risque de faire capoter les discussions actuelles autour de contributions volontaires, la seule démarche acceptée par les grands Etats ?

Durant de nombreuses années, les économistes du climat provenaient de «marges» de la discipline – spécialistes du développement ou de l’énergie. C’est ainsi que l’équipe du Cired (3) est, depuis 1990, représentée parmi les auteurs principaux du Giec, à un niveau comparable à celui de Harvard. L’irruption d’économistes mainstream, très souvent porteurs d’une économie prêtant aux mathématiques un pouvoir de représentation du réel dépassant leur capacité, a correspondu à la montée en puissance du dossier climat dans l’agenda des gouvernements. Signe de la volonté de ces derniers de se diriger vers des experts plus favorables à leurs politiques de dérégulation généralisée, dont on a vu les effets catastrophiques sur la stabilité des économies, mais aussi de l’apparition de financements pour la recherche, qui attire ces nouveaux venus.

Pour Dominique Finon, cette irruption ne doit pas faire dévier les négociations de leur véritable objectif : «associer les engagements volontaires des pays développés à un volet financier d’aides aux pays pauvres, qui doit monter à 100 milliards par an en 2020 si l’on veut enclencher une dynamique vertueuse fondée sur la confiance».

(1) ICSU (International Council for Science), CNRS, Inra, IRD, Metéo France, UPMC, Cnes, Ifremer, CEA, Inserm…

(2) Un lobby industriel impliquant les cigarettiers américains était à la manœuvre, a-t-on appris depuis.

(3) Centre international de recherche sur l’environnement et le développement.

Sylvestre HUET

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