Orbán au ban

Published 24/09/2015 in Monde

Le Premier ministre hongrois, en octobre 2014. 

Récit

Cynique et sans scrupules, le Premier ministre hongrois vient d’autoriser son armée à réprimer les migrants. Face à cette radicalisation, la question de la place de la Hongrie au sein de l’Europe commence à se poser.

Au football – sa passion – comme en politique, Viktor Orbán est un attaquant. Un gagneur qui s’ennuie ferme lorsqu’il n’a pas d’ennemi à se mettre sous la dent. Le chef de la droite populiste et nationaliste hongroise a trouvé un nouveau défi : protéger l’Europe contre une migration massive. «Ce qui se passe maintenant est une invasion, nous sommes envahis – […] la Hongrie et toute l’Europe sont en danger», déclarait-il lundi au Parlement hongrois. Le danger qui guette est le multiculturalisme, défini par Orbán comme «la coexistence de l’islam, des religions orientales et de la chrétienté – nous ferons tout pour que la Hongrie échappe à ça». Au sein même des institutions de l’Union, cette dérive autoritaire et xénophobe inquiète. Au Parlement européen, Guy Verhofstadt, le président des démocrates-libéraux, va demander l’ouverture d’une procédure contre Budapest, estimant que sa gestion de la crise des réfugiés présente un «risque clair de violation grave» des valeurs européennes (lire page 4). Les socialistes européens devraient lui emboîter le pas. Mercredi à Bruxelles, dénonçant «l’impérialisme moral» que tente, selon lui, d’imposer la chancelière allemande au reste de l’Europe, Viktor Orbán était rejoint par le Premier ministre slovaque, Robert Fico, qui fustigeait un «diktat» et refusait d’accueillir des centaines de réfugiés dans son pays. Chef de file des souverainistes, Orbán «est pro-européen mais ne veut pas du fédéralisme – il souhaite une Europe où les nations conservent un maximum de pouvoirs», note le politologue Csaba Tóth.

Fusils à filet

Tout en rêvant d’une Europe des nationalismes, l’homme fort de Budapest profite de sa croisade pour continuer à affaiblir l’Etat de droit chancelant. Mardi soir, la télévision hongroise annonçait que si le ministre de la Défense restait en place, le Premier ministre prenait désormais en main la conduite des opérations. Comme si la Hongrie était en guerre. Le 21 septembre, la droite populiste majoritaire au Parlement a d’ailleurs donné des pouvoirs accrus à la police et à l’armée. Cette dernière pourra tirer sur les migrants en utilisant des armes non-létales : fusils à filet, grenades lacrymogènes, balles de caoutchouc ou engins pyrotechniques. Une mobilisation partielle, sur la base du volontariat, a été décrétée. Les militaires patrouilleront le long d’une double clôture de barbelés qui court sur toute la frontière (175 km) entre la Hongrie et la Serbie, et sur des segments de la frontière avec la Croatie et la Roumanie.

S’ajoute à cela toute une batterie de lois répressives contre les réfugiés. Non seulement la législation sur le droit d’asile a été modifiée de façon à déclarer un maximum de requêtes irrecevables et à dénier le droit d’asile, mais depuis le 15 septembre, un migrant passant par la frontière «verte» est considéré comme un criminel et encourt jusqu’à trois ans de prison. Ces dispositions violent une dizaine de textes internationaux ratifiés par la Hongrie.

L’an dernier, Viktor Orbán avait déjà rejeté le modèle démocratique occidental en exprimant son admiration pour des pays comme la Russie et la Turquie et en déclarant vouloir «bâtir un nouvel Etat “illibéral”, reposant sur des valeurs nationales». Aujourd’hui, il persiste et signe. Pour le philosophe dissident Sándor Radnóti, le régime est à un tournant : «Dans les médias, qui sont les porte-parole du pouvoir, on lit ces jours-ci des éditoriaux sur la nécessité d’abandonner le libéralisme politique et d’installer une “démocratie du chef”.» C’est l’aboutissement d’un processus qui a vu Viktor Orbán démanteler les institutions démocratiques une à une, après sa victoire aux élections de 2010 lui donnant une majorité des deux tiers au Parlement. Loi sur les médias assurant une domination de l’information gouvernementale, bâillonnement de la Cour constitutionnelle, mise sous contrôle de la Banque centrale… La démocratie a peu à peu été confisquée grâce à une méthode infaillible : occuper les esprits en menant une guerre perpétuelle.

«Pour le juriste allemand Carl Schmitt, qui inspira aussi Hitler, faire de la politique consistait à se trouver des ennemis mortels. C’est ce type de politique que mène Orbán depuis cinq ans», analyse Sándor Radnóti. L’intellectuel en sait quelque chose puisqu’il a été la cible d’une chasse aux sorcières lancée par le pouvoir contre un groupe de philosophes soupçonnés d’avoir perçu 1,8 million d’euros lorsque la gauche était au pouvoir pour écrire des œuvres fumeuses et inutiles. «L’enquête criminelle a finalement conclu que nous n’étions pas coupables – excepté la Cour constitutionnelle, la justice fonctionne encore», observe l’universitaire. Entre démocratie et dictature, la Hongrie est un système autoritaire où le Premier ministre décide de tout, y compris de la moindre statue érigée sur la place publique. «Mais il y a une presse indépendante, et je peux m’exprimer librement», ajoute Radnóti.

Jeunes, frais et décapants

Etonnante trajectoire que celle de ce chef belliqueux qui fut, il y a vingt-cinq ans, un étudiant progressiste avide de démocratie. En 1989, le monde entier découvre un jeune homme à la barbe et à la chemise en bataille qui réclame ouvertement le départ des troupes russes du pays. Certains applaudissent son audace. D’autres soulignent qu’un accord avait déjà été conclu dans les coulisses entre Budapest et Moscou sur le départ de l’armée rouge et qu’Orbán a «joué» au courageux. Le mouvement d’étudiants qu’il a fondé, le Fidesz (association des jeunes démocrates), se présente aux premières élections libres de 1990 et gagne 21 sièges.

Les députés du Fidesz sont jeunes, anticonservateurs, frais et décapants comme l’orange, leur emblème : le fruit fait référence à une comédie culte sur l’absurdité du régime stalinien, qui voulait faire pousser des oranges en Hongrie. Viktor Orbán est alors un politicien moderne, ouvert au monde, anticlérical. Un ambitieux qui affiche déjà son envie d’être un jour Premier ministre. Il comprend que son parti a peu de chances de survivre en restant à gauche ou au centre, car la place est prise.

En 1993, il met brusquement la barre à droite pour construire un parti conservateur sur le modèle de la CDU allemande. «C’est un cynique doublé d’un pragmatique qui s’est engouffré dans cette brèche pour faire carrière. Il est devenu un chrétien pratiquant alors qu’il n’était pas religieux», se souvient Sándor Radnóti. En 1998, Viktor Orbán récolte les fruits de ses efforts : allié au parti populiste des petits propriétaires, le Fidesz gagne les élections. A 35 ans, il devient le plus jeune Premier ministre de l’histoire hongroise. Plutôt bel homme malgré sa petite taille, ce brun aux yeux verts est un excellent tribun, aussi charismatique face à une foule que chaleureux en privé. Il faut voir, dans les meetings de son parti, les mamies lui demander un autographe en prétextant : «C’est pour mon petit-fils.» Il mène une politique conservatrice modérée qui favorise les familles nombreuses. Cependant, il n’hésite pas à provoquer des tensions avec ses voisins en relançant la question des minorités hongroises de Roumanie et de Slovaquie.

C’est après sa défaite aux élections de 2002, subie comme un cataclysme, qu’Orbán plonge dans la dépression et change du tout au tout. Il déserte le Parlement où, en quatre ans, il ne fera qu’une seule intervention. Il s’adresse au peuple, dans la rue. «La patrie ne peut pas être dans l’opposition.» Il décrédibilise les institutions en déclarant que «la république n’est qu’un vêtement». Et il lance une campagne permanente contre les socialistes et les libéraux, traités d’«ennemis» et de «traîtres à la nation». Relayé par le petit empire médiatique que le Fidesz a eu l’intelligence de bâtir, ce discours de haine finit par dominer la vie politique et diviser la société. En 2006, la droite perd à nouveau les élections et ce n’est qu’en 2010 que Viktor Orbán revient au pouvoir, après avoir rongé son frein huit longues années dans l’opposition.

Un goût de vengeance

Les erreurs des gouvernements socialistes, affaiblis par les affaires de corruption, lui ont ouvert un boulevard. Il savoure sa revanche au goût de vengeance. Il va saper les institutions pour empêcher la gauche de revenir aux affaires. «Pour l’instant, il peut encore gagner les élections honnêtement – mais si besoin est, il les manipulera pour rester au pouvoir à tout prix et éviter des poursuites en justice, car son clan a énormément profité de la corruption», souligne Radnóti. Reste que la domination d’Orbán s’explique aussi par l’effondrement de la gauche et des partis centristes, démunis de politiciens charismatiques. Impuissants à renouveler leur discours et à inventer de nouvelles stratégies, ces mouvements semblent incapables de séduire l’immense camp des abstentionnistes, qui forment près de 50 % de l’électorat.

ParFlorence La Bruyère, Correspondante à Budapest

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