Qui sont les assassins de la paix en Turquie ?

Published 11/10/2015 in Monde

Dans les rues d’Istanbul, samedi, quelques heures après la double attaque-suicide qui a frappé le rassemblement pour la paix à Ankara.

Décryptage

Les attentats-suicides de samedi pourraient avoir été commis par des jihadistes appartenant à ces mêmes groupes armés syriens qu’Ankara a soutenus.

Un œillet rouge à la main, Selahattin Demirtas, le coprésident du mouvement prokurde HDP (Parti démocratique des peuples), avait la voix brisée par l’émotion pour rendre hommage aux «martyrs de la paix». «Hier, ils étaient venus ici plein d’espoir. Ils ne voulaient que la paix. Mais aujourd’hui, malheureusement, nous renvoyons nos 128 camarades à leurs villes natales dans des cercueils. Alors que nous sommes ici, toujours debout, main dans la main, nous résistons encore», martelait du haut de la tribune le leader de ce mouvement qui semblait être la principale cible des auteurs de la double attaque-suicide de samedi. Le bilan officiel du ministère de l’Intérieur est toujours de 96 morts et 264 blessés, mais la cellule de crise du HDP et l’Union des médecins de Turquie ont compté 128 décès et 552 blessés.

Plusieurs milliers de personnes étaient massées, dimanche, près de la place Sihhiye, à deux pas de la gare d’Ankara, où le plus grand massacre de l’histoire de la République turque a eu lieu la veille. Tous conspuaient les responsabilités de l’AKP (le Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, et de son leader Recep Tayyip Erdogan. «L’Etat assassin devra rendra les comptes» – «Non à la guerre, oui la paix tout de suite», étaient les slogans les plus scandés. Et Selahattin Demirtas répondait haut et fort au Premier ministre, Ahmet Davutoglu : «Nous voulions bien partager notre peine avec tout le monde. Mais comment partager cette peine avec nos assassins, avec les fascistes ?»

Devant la tribune, des jeunes brandissaient une banderole : «Nous connaissons les assassins. […] Nous sommes en deuil, nous sommes révoltés mais nous ne voulons plus de sang», a dit Lami Ozgen, président de la Confédération des syndicats des travailleurs du service public (Kesk), qui a lancé un appel pour une grève de deux jours dans le secteur, ce lundi et mardi. Le Haut Conseil audiovisuel turc (RTUK) a fait passer la consigne, samedi soir, à la demande du Premier ministre, de ne pas diffuser des images du drame. Aucune des chaînes, y compris celles proches du gouvernement, n’a respecté la décision.

Que sait-on des circonstances de l’attentat ?

Le Premier ministre, dimanche dans la matinée, a déclaré qu’il y avait «de fortes probabilités que deux kamikazes aient commis cette attaque avec au moins chacun sur eux une charge explosive de 5 kilos de TNT, renforcée par des centaines de billes en métal pour rendre l’explosion plus dévastatrice». Samedi, peu après 10 heures du matin, les deux bombes ont explosé juste devant la gare de la ville, où environ 10 000 personnes étaient réunies pour entrer sur la place de Sihhiye, cœur du rassemblement de la «manifestation pour la paix, la démocratie et le travail». Cet événement était organisé conjointement par le Kesk, le TTB (Union des médecins de Turquie), le TMMOB (Union des chambres des ingénieurs et des architectes turcs). Le HDP (formation de gauche qui compte 80 députés sur 550 au Parlement), le CHP (Parti républicain du peuple, social-démocrate, qui possède 131 sièges), plusieurs autres partis de gauche et des ONG soutenaient également cette manifestation.

Ces mouvements voulaient ainsi s’opposer aux politiques répressives du gouvernement qui, depuis le 7 juin, date des dernières élections générales, a relancé les hostilités contre la guérilla kurde, avec des opérations de ratissage contre les civils dans les districts du Sud-Est anatolien. Et ce, au nom du combat contre le terrorisme du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en lutte armée contre le pouvoir central depuis 1984 pour obtenir les droits collectifs et individuels des Kurdes. Selon un bilan du quotidien de gauche Cumhuriyet, 694 civils et membres des forces de sécurité seraient morts lors de ces opérations.

Les autorités cherchent surtout, pour le moment, à noyer le poisson et à calmer une opinion sous le choc. Le président Erdogan, dans son message de condoléances, a déclaré que «cet attentat visait la Turquie et la fraternité entre différentes parties de la nation».

Qui pourraient être les auteurs de ces attaques ?

Les autorités ont aussitôt évoqué trois pistes principales : la guérilla kurde du PKK, les organisations de l’extrême gauche armée, comme le MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste) ou le DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple), et l’Etat islamique. Les médias proches du pouvoir ont tendance à privilégier la piste du PKK, que relaient des responsables de l’AKP avec de fumeuses théories du complot, sur le fait que ces actions serviraient électoralement le parti kurde avant les élections. «Nous avons déjà vu ce film dont le scénario a pour but de faire descendre dans la rue les électeurs du HDP et de se poser en victime juste avant les élections du 1er novembre», clame ainsi le député kurde, proche du gouvernement, Orhan Miroglu. Mais le PKK ne mène pas d’opérations de terrorisme aveugle et se concentre sur des cibles très précises : les forces de sécurité – policiers, militaires et représentants de l’Etat.

Dans les milieux proches de l’AKP, certains mettent aussi en cause les services de renseignement iraniens. Le quotidien nationaliste Aydinlik (diffusé à près de 48 000 exemplaires) attaque quant à lui «les Etats-Unis, mécontents de la lutte antiterroriste contre le PKK et du rapprochement entre Ankara et Moscou».

Pour la gauche et l’extrême gauche, en revanche, il ne fait guère de doute que l’attentat sert le pouvoir, même s’il n’a pas été directement organisé par les autorités. «Nos cœurs ont été cautérisés, nous détruirons ton palais», titre Ozgür Gündem, le journal kurde. «A bas le pouvoir de la mort», dit BirGün,un quotidien socialiste.

La piste qui semble désormais la plus crédible est celle de l’Etat islamique (EI). Dans la nuit de samedi à dimanche, 14 personnes dont une femme, accusées d’appartenir à l’EI, ont été mises en garde à vue à Konya (Anatolie centrale). La cible choisie dans ce double attentat – le HDP – avait déjà été visée lors d’une attaque à la bombe à Diyarbakir, à la fin de la campagne pour les élections de juin. L’auteur du massacre a été identifié comme un militant de l’EI. L’attentat-suicide commis le 20 juillet à Suruç, dans le Sud-Est, non loin de la ville kurde syrienne de Kobané, symbole de la résistance aux jihadistes, visait les mêmes groupes kurdes et de gauche qu’à Ankara. C’est en rétorsion contre ce carnage (31 morts) que le PKK a assassiné deux officiers de police en le revendiquant, ce qui a entraîné la reprise de la guerre ouverte entre le PKK et l’Etat.

Quelle est l’implantation de l’EI en Turquie ?

Selon une information publiée il y a un mois par le quotidien Hürriyet, les services secrets turcs (MIT) estiment à quelque 3 000 les ressortissants turcs qui combattent en Syrie et en Irak, pour la plupart dans les rangs de l’Etat islamique. Engagé à fond contre le régime de Bachar al-Assad, l’AKP avait longtemps laissé passer, au travers des 800 kilomètres de frontière, les volontaires, mais aussi les armes des mouvements jihadistes combattant les soldats du «boucher de Damas». Des photos et des films, pris dans la région frontalière turco-syrienne, montraient les militaires et les policiers turcs aider les militants d’EI à traverser calmement les postes frontaliers. Le Premier ministre Davutoglu, universitaire de métier, avait écrit en 2011 que l’«EI était un groupe formé de jeunes sunnites en colère car marginalisés et déçus par les régimes autoritaires du Moyen-Orient».

La barbarie de l’Etat islamique a changé la donne et Ankara s’est trouvé soumis à des pressions croissantes de la part de ses alliés américains et européens pour combattre ce groupe. Mais pour le pouvoir turc, le PKK est considéré comme un mouvement au moins aussi dangereux que l’EI. Désormais, Ankara a pris des mesures, notamment en fermant la frontière, bloquant les volontaires et les trafics de pétrole qui alimentent l’EI. Mais elle est désormais une cible pour l’organisation jihadiste, qui peut compter sur des cellules dormantes en Turquie même, aussi bien dans l’Ouest que dans l’Est, à majorité kurde, où des groupes islamistes radicaux combattent de longue date le PKK. Les spécialistes estiment qu’il peut y avoir encore environ 2 000 militants de l’EI en Turquie. «Certains militants de l’EI peuvent être manipulés par le Palais», croit Fehim Tastekin, expert des problèmes du Moyen-Orient et journaliste au Radikal. «L’Etat profond», c’est-à-dire des réseaux mêlant hommes des services secrets, sbires du pouvoir et mafieux, reste par ailleurs actif et pourrait effectivement, à l’occasion, utiliser directement ou indirectement des jihadistes.

Les élections de novembre seront-elles reportées ?

La Constitution turque ne prévoit le report des élections générales qu’en cas d’état de guerre. Les officiels affirment qu’un tel report est inenvisageable. La question est en fait celle d’un déroulement normal du scrutin alors même que les violences sont quotidiennes dans de nombreuses zones du Sud-Est à majorité kurde.

ParRagip Duran, correspondant à Istanbul

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