Dice Kayek : il était une foi

Published 10/03/2016 in Mode

Ece Ege, le 12 février à l’hôtel Meurice, à Paris.

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Créatrice de la marque de prêt-à-porter et haute couture Dice Kayek, cette ardente Franco-turque vit entre Istanbul et Paris, avec un égal attachement. Ece Ege est aussi, résolument, musulmane. Rencontre.

C’est un petit format très chaleureux et attentif à l’autre, aux mains incroyablement délicates, mais qu’on pressent aussi de fer: Ece Ege est la créatrice de Dice Kayek, marque de couture et prêt-à-porter qu’elle a lancée en 1992 avec sa sœur Ayse, en charge de la gestion. Turque, issue d’une famille de la bonne bourgeoisie, elle s’est formée à l’École supérieure des arts et techniques de la mode (Esmod) à Paris.

La France est depuis devenue l’autre patrie du tandem sororal, qui en a acquis la nationalité et qui navigue ainsi, en permanence et en toute fluidité, entre Istanbul et Paris. Sans compter leurs déplacements en Asie, où leur marque à la féminité très architecturée marche du feu de dieu. C’est une autre spécificité de Ece Ege, qui ne dit pas son âge («J’ai 200 ans !»), et qui est à l’évidence soucieuse de son apparence comme de celle des autres: elle est musulmane, profondément croyante. Comment le vit-elle, en ces temps particulièrement tendus? Comment allie-t-elle mode et foi? A l’en croire, ça n’est pas contradictoire, au contraire même. Ce qu’elle argumente dans un français impeccable et sans langue de bois. Du moins jusqu’à ce qu’on l’amène sur le terrain politique (le président Erdogan et ses déclarations contestées sur la place et statut de la femme) et qu’elle botte en touche.

Comment avez-vous conçu votre dernière collection de haute couture, présentée en janvier à Paris, peu de temps après les attentats ?

A l’opposé de la précédente. «Nocturne 54», montrée au mois de juillet, était une célébration du chic alors qu’il a tendance à disparaître. Avant, jusque dans les années 80, les gens, femmes comme hommes, faisaient attention, se changeaient, s’apprêtaient. Aujourd’hui, même pour sortir, on se contente de tee-shirt, jean et baskets. Du coup, c’est un artisanat qui se perd, les petits ateliers, les couturiers qui montaient les costumes à la main… Petit à petit, dans le monde entier, ce savoir-faire disparaît. Donc j’ai fait une collection de smokings et de robes du soir: pour sortir, vraiment. C’était très flamboyant et très festif quoiqu’à ma façon, très sobre, mais il y avait beaucoup de cristaux, de couleurs… Puis, en août, je suis partie en vacances sur l’île grecque de Leros, et lors d’une marche, on est tombés sur une petite cour, juste en face du commissariat: elle était fermée par des barreaux métalliques, comme une prison, dont sortaient des bras. Il s’agissait de migrants, vraisemblablement venus de Bodrum (station balnéaire du sud-ouest de la Turquie, ndlr). Je les ai vus, je nous ai vus, et le contraste était terrible, insupportable, ça m’a coupé les jambes. Et puis, il y a tous ces attentats, en Turquie, ici, en Afrique, l’ensemble était très démoralisant. Pour la dernière collection, j’ai voulu quelque chose de plus introverti, plus sobre, calme, même si ça reste sculptural: je ne pourrais pas imaginer une collection rationnelle, terre-à-terre en matière de thème.

Le créateur ne vit donc pas forcément dans une bulle étanche, comme le cliché le voudrait?

Mais c’est impossible ! Quand tu crées, tu veux communiquer, et tu dois être dans la réalité sinon tu passes à côté des gens auxquels tu veux t’adresser. Donc toute chose qui se passe autour de toi t’affecte, et affecte ta créativité, ta vision, tes dessins, tes formes, tes choix de matières, de couleurs… Le contexte actuel est particulièrement tendu, difficile, pour tout le monde. Pour moi, la seule façon dont on pourra s’en sortir, c’est par la spiritualité, alors qu’on a longtemps vécu dans un matérialisme effréné. Il va falloir retrouver des valeurs, changer nos façons de penser.

Silhouette de la collection printemps 2016,  présentée lors de la semainede la haute couture, à Paris.

Silhouette de la collection printemps 2016, présentée lors de la semaine de la haute couture, à Paris. (Photo DR)

Vous êtes musulmane, très croyante.

On me pose souvent la question: vous êtes turque, musulmane, vous travaillez dans la mode, à Paris, comment faites-vous le lien entre tout ça ? J’avoue que la religion n’est pas source de doute, de questionnement, ou de difficulté. Le plus compliqué pour moi, c’est ce milieu très difficile. Paris, c’est la capitale de la mode, avec ces géants de l’industrie du luxe, établis depuis longtemps, et ce n’est pas facile de s’intégrer, de trouver sa place, même si j’ai étudié ici, même si je considère aussi la France comme mon pays, d’ailleurs j’ai la double nationalité. Sachant qu’être une femme, dans ce métier, est aussi un désavantage: comme dans pas mal de secteurs, il est dominé par les hommes. Il n’y a qu’une solution: beaucoup travailler, se consacrer à 200 % à ce que tu fais. Et oui, je suis musulmane, mais en quoi est-ce que ça pourrait poser problème? J’ai été élevée dans la foi musulmane, mais dans une culture laïque, et tout comme moi,  il y a des tas de musulman(e)s créateurs, écrivains,musiciens, chanteurs, scientifiques…

Certains considèrent que la religion musulmane n’est pas favorable à la femme, l’empêche de vraiment s’exprimer.

Le véritable islam permet à la femme de s’exprimer, d’exister, d’être véritablement présente dans la société. Le problème, c’est la misogynie, qui est un phénomène mondial, indépendant de la religion. Et les hommes turcs ne sont pas forcément plus machos que les autres, il y a beaucoup de femmes turques comme moi, actives et influentes, des entrepreneurs, des intellectuelles… Le truc, c’est de se faire respecter en agissant, et ça vaut pour les femmes de tous les pays: je vis entre Istanbul et Paris, mais je voyage aussi beaucoup, en Asie notamment, et le constat se vérifie chaque fois. C’est certain que ça demande beaucoup de sacrifices, d’énergie physique et mentale.

Silhouette de la collection printemps 2016, présentée lors de la semaine de la haute couture, à Paris. (Photo DR)

La mode est synonyme de frivolité, ce que toute religion condamne.

Créer de la beauté, c’est important, aujourd’hui plus que jamais. Et la beauté n’est pas forcément synonyme de frivolité. Pour moi, la mission du créateur de mode, c’est de rendre les gens beaux, pas ridicules, pas ostentatoires, de tendre à une certaine noblesse.

Vous interdisez-vous certaines choses ?

Non, mais je n’ai jamais aimé les hauts trop décolletés. Je trouve ça trop voyant, et ça n’apporte rien, ça enlève plutôt du mystère or les choses trop évidentes ne m’intéressent pas. Moi, je n’ai pas envie de voir la peau de quelqu’un, homme ou femme, mais son cerveau, son regard, son attitude, tout ce qui fait sa personnalité. Et j’adore les matières. Ceci dit, c’est mon goût, plutôt conservateur, et je sais qu’il existe une mode très sexy, très ouverte, très fluide. Il y a des gens qui aiment ça, ça ne me gêne pas. Que pensez-vous du voile, sujet très sensible en France ? Moi, je réponds : la liberté pour tous. Personnellement, je ne me suis jamais voilée, mais si tu veux porter le voile, porte-le, de même que si tu veux te promener à moitié à poil, fais-le. L’important, c’est ton cerveau, ta pensée, ta créativité et l’amour que tu donnes aux autres, l’altruisme. Le voile, c’est une expression comme une autre et on doit respecter les expressions de tout le monde. Sauf, évidemment, si elles visent à nuire aux autres. La diversité est telle, d’origines, de cultures, d’opinions, de croyances, qu’il est impossible d’exiger que l’autre nous soit identique, la tolérance est obligatoire. Il faut être ouvert, cool, écouter l’autre. D’accord, c’est un idéal mais il doit devenir la vérité. Interdire le voile, c’est attaquer la liberté alors que la liberté est primordiale en France… Ce n’est qu’un bout de tissu ! Pour moi, c’est comme interdire de porter des lunettes.

Certains créateurs font des collections de mode islamique.

Il y a un marché, ils s’adaptent à une clientèle. Moi, je n’en fais pas, j’aménage juste, à la demande, certains modèles. Je rallonge par exemple une robe de soirée vu que dans certains pays comme l’Arabie saoudite, il est exclu de porter du court. Mais je ne modifie pas mon style selon les pays, l’esprit reste toujours le même.

Où étiez-vous lors des attentats de novembre ?

A Istanbul. Dès qu’on a su, avec ma sœur, on a regardé la télé toute la nuit, on était dingues. Paris, c’est ma ville, c’est mon pays, c’est comme si j’avais perdu quelqu’un de proche. Deux jours plus tard, je suis rentrée. Une énergie noire était tombée sur tout le monde, c’était dur. Ensuite, heureusement, ça a repris, et c’était magnifique que les gens ressortent, aillent en terrasses, au restaurant. Il y a eu aussi cette lettre extraordinaire d’un homme (le comédien Antoine Leiris, ndlr) qui a perdu sa femme au Bataclan et qui a écrit, «Vous n’aurez pas ma haine», c’est exactement cet état d’esprit, cette hauteur, qu’il faut atteindre. Les attentats ont été revendiqués par des gens qui se réclament de l’islam. C’est très triste et très dommage car ces actes bousillent l’image de l’islam alors qu’ils vont à l’encontre de ce que préconise l’islam. Vis-à-vis de Dieu, ce n’est pas bien. Mais je suis optimiste, je crois qu’au bout d’un moment, très compliqué, très douloureux, chacun va faire un travail sur lui-même et ça va redevenir harmonieux et calme. Face à toutes ces impasses, il faut un nettoyage spirituel général.

Photo Patrick Swirc

Vous travaillez beaucoup. Comment conserver la spiritualité avec un rythme pareil ?

Je lis, j’apprends. Et je crois, en beaucoup de choses. Tu es alors porté par une énergie énorme. Par exemple, là, on a la confirmation de ce que prédisait Einstein il y a un siècle : il y a des ondes gravitationnelles. Celles que les scientifiques ont repéré ont 1,3 milliard d’années, tu imagines ! Cette nouvelle m’a émue aux larmes et éblouie. L’être humain est vraiment infinitésimal et devrait prendre en compte l’immensité de l’univers, et s’élever. Dans le travail, la spiritualité me permet de ne pas succomber au stress et à l’hystérie, même en période de défilés. Je le fais consciemment pour pouvoir servir de catalyseur à toute l’équipe. Quand tu es chef d’entreprise et quand tu travailles dans un secteur bizarre comme la mode, c’est nécessaire de garder son calme, sinon tu ne peux pas durer. Et il faut reconnaître l’apport des autres car seul, tu ne peux rien faire.

Que trouvez-vous à Paris que vous ne trouvez pas à Istanbul, et réciproquement?

Paris, c’est le respect de l’âme, de la beauté, de la créativité… Mode, musique, beaux arts, cuisine, mais aussi, plus largement, l’ensemble du système, politique, économique, industriel : tout est très abouti, sophistiqué. Il y a ici une ambiance qui pousse à être créatif. J’adore et je ne m’en lasse pas alors qu’il y a des villes où je ne fais que passer, pour le travail. En Turquie, je trouve la véritable amitié, la famille, la chaleur et les simites, les petits pains que tu achètes dans la rue, et puis l’architecture ottomane, Sainte Sophie. Ce sont deux villes très différentes et très complémentaires.

Pourquoi avoir pris la nationalité française ?

Parce que je me sens aussi française. Je vis et je travaille ici depuis l’âge de 23 ans, j’aime ce pays, et je représente la France autant que la Turquie.

Souhaiteriez-vous que la Turquie intègre l’Union européenne ?

Les critères à remplir pour être admis dans le club européen ont largement contribué à l’évolution de la Turquie sur le chemin de la démocratisation. Ce processus a eu une valeur primordiale pour le pays. Mais de mon point de vue, intégrer l’Union Européenne n’est plus une priorité aujourd’hui: elle a perdu son esprit unificateur originel.

ParSabrina Champenois

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