Saint-Denis creuset plus divers que communautaire

Published 10/04/2016 in France

Au marché de Saint Denis, le 10 avril.

Reportage

Contrairement au portrait que certains en font, la grande ville de Seine-Saint-Denis, très métissée, ne se résume pas à la dérive islamiste.

Ce vendredi 25 mars, Saint-Denis vibre de partout. Jour de prière pour les musulmans, vendredi saint pour les catholiques, jour de marché pour tous. Une noce sort de l’hôtel de ville, accompagnée d’un petit orchestre kabyle. Quelques touristes, venus là pour la basilique, magnifique édifice gothique où sont enterrés 75 rois et reines de France, s’amusent du chansonnier qui déclame des chansons engagées dans ce fief communiste. La plus grande ville du département de Seine-Saint-Denis et ses 110 000 habitants se remettent à peine d’un double électrochoc. Le 13 novembre, trois kamikazes se faisaient sauter aux portes du Stade de France, dans le quartier de la Plaine, limitrophe de Paris. Le 18, en pleine nuit, la police lâchait un déluge de feu sur l’immeuble où l’organisateur présumé des attentats avait loué une planque. «La double peine, résume le maire communiste, Didier Paillard. On s’est retrouvés avec les médias du monde entier parce qu’un terroriste a passé huit heures dans un immeuble en partie insalubre du cœur historique de la ville. On est marqués à vie.»

Au même moment, Marianne dressait un portrait assassin de la ville et le député LR Eric Ciotti lui emboîtait le pas sur France Inter : «Est-on encore en France dans cette ville ?»Les habitants n’ont guère apprécié. Linda Toursal, née à Vierzon, musulmane pratiquante, élève ses quatre enfants avec son mari dans un immeuble tout en angles aigus des années 70. Elle ne décolère pas : «Pourquoi Marianne ne parle que de la librairie religieuse ? Il y a cinq médiathèques, Folies d’encre [une librairie de référence dans la commune, ndlr]. C’est vrai qu’il y a dix-huit ans, il y avait moins de femmes voilées ni le Mak Dhal [un fast-food halal]. Mais chacun fait ce qu’il veut ici. Barbus, kippas, moines, on est habitués. L’été, je sors en débardeur, ma fille en petite jupe ou en short, on va en terrasse avec mes amies. Physiquement, on fait beurettes et pourtant on ne se fait pas plus embêter ici qu’à Paris.» Le harcèlement de rue et les attouchements subis par les femmes dans la ligne 13 du métro, toujours bondée, est pourtant un vrai problème, dénoncé, entre autres, par le collectif Sacamain, une association qui entend rendre toute leur place aux femmes dans l’espace public.

Malgré un taux de chômage de 23,7 %, les Dyonisiens défendent avec vigueur leur ville et son melting-pot. Avec ses 137 nationalités, la commune, construite au fil des vagues d’immigration (Bretons, Portugais, Italiens et Maghrébins d’abord, Africains, Indiens, Chinois ensuite), est loin de la ville «homogène» croulant «sous le poids de l’immigration arabo-musulmane et de sa fécondité» que caricature Ivan Rioufol, l’éditorialiste du Figaro. Dans la rue, beaucoup de jeunes (45 % des habitants ont moins de 30 ans), une population de toutes origines. Boubous et hidjabs sont courants mais pas omniprésents. Drôle de mélange.

Près du marché, chez «Boudi», un écailler ouvre des huîtres, qu’on mange en terrasse avec un petit blanc. L’ouverture d’un caviste le mois dernier a réjoui les derniers arrivants, des Parisiens attirés par une offre immobilière 40 % moins chère que dans la capitale, par le réseau de 700 associations, le cinéma d’art et d’essai… Mais la gentrification n’est pas pour demain, freinée par une délinquance record – les vols à l’arrachée sont un véritable fléau. Le commerce de centre-ville s’est plutôt adapté à une clientèle pauvre et immigrée : téléphonie, boucheries halal, terminaux de cuisson de pain, kebabs et beaucoup de boutiques vides. Dans ces rues du centre, les marchands de sommeil installés dans les petites copropriétés dégradées sont légion.

«Un parfait mécréant»

Si personne ne dit percevoir de signes alarmants de jihadisme, certains s’inquiètent de la présence d’une salle de prière très refermée sur elle-même, rue Paul-Vaillant-Couturier, signalée à la préfecture. Pour autant, à Saint-Denis nul ne serait surpris d’apprendre l’existence d’une cellule jihadiste dans une ville où il est si facile de passer inaperçu. Il est midi et demi, des hommes pressent le pas pour rejoindre le centre culturel et cultuel Tahwid pour la prière de 13 heures. Africains, Maghrébins, Pakistanais remplissent le préfabriqué et la cour. Certains s’installent à l’extérieur, sur des cartons, et prient sous le porche de la rue du Jambon. Quelques femmes passent, voilées jusqu’aux pieds. Jusqu’à la fin du prêche, le flot des arrivants est incessant, dans une ambiance paisible. Peu de barbus, des ouvriers, des commerçants, quelques lycéens. «C’est ahurissant de laisser penser que le voile et les barbus sont majoritaires dans Saint-Denis», s’énerve Madjid Messaoudene, conseiller municipal Front de gauche qui se dit «parfait mécréant». «La loi de 1905 indique que les religions doivent s’exercer librement dans l’espace public, je ne vois pas pourquoi l’islam devrait être relégué dans les foyers.» André Gomar, qui a fondé en 2009 un observatoire local de la laïcité avec l’Algérien Fewzi Benhabib, auteur du papier de Marianne, est un des rares à dénoncer «l’islamisme rampant». Tout en tempérant : «Ça se fait par petites touches, c’est difficile à définir, c’est plutôt du ressenti.»

Ahmed Jamaleddine, que tout le monde appelle «cheikh Ahmed», nous reçoit à la mosquée Bilal, au fond de la cité Gabriel-Péri. Sur la porte, une affiche interdit les rassemblements à l’extérieur. La salle de prière, glaciale, est au sous-sol. «Les gens se demandent ce qu’on vient faire dans un sous-sol. Ça fait louche, se désole ce Parisien né dans le XVe arrondissement. Pourtant, on vit très bien avec le voisinage, la population en général, et les autorités en particulier.» Des caméras ont été installées dans la salle de prière. Le gardien explique qu’il cherche à repérer «ceux qui sont déguisés» en fidèles, qui font la morale aux jeunes après avoir lu un résumé du Coran.

Leila, une habitante de Saint-Denis, affirme ne pas laisser son fils de 17 ans aller seul à la mosquée. «On a peur de la propagande, il y a des gars qui rôdent. Pendant le ramadan, il y avait la police, ça me rassurait» , assure cette auxiliaire de vie au chômage qui porte le hijab, «sauf au travail». Un tiers des habitants de la commune serait de culture musulmane, mais Stéphane Lavignotte, 45 ans, pasteur, estime qu’«une partie des discours sur l’islamisation a vingt ans de retard. Certes, il se développe un islam plus intégriste, prosélyte, mais il y a aussi une grosse immigration chrétienne, venue d’Afrique et des Antilles, des Eglises protestantes et évangéliques qui essaient de convertir les musulmans. Les écoles nous font remonter des frictions entre les enfants, qu’on cherche à apaiser.»

«Salam aleikoum»

A 15 heures, la basilique-cathédrale s’est remplie pour le chemin de croix du vendredi saint. L’assemblée est plutôt jeune, très métissée. Maria Luisa Pinto, arrivée du Portugal il y a quarante-sept ans, retraitée, s’insurge : «Ce qu’on dit sur Saint-Denis n’est pas juste. Certes, la rue de la République n’est plus ce qu’elle était, il n’y a plus que des magasins chinois pour filles minces. Mais chacun vit sa vie, moi aussi je suis étrangère. On a eu très peur pendant les attentats. Depuis, on se rapproche.» Même son de cloche chez le rabbin loubavitch Mendel Belinow : «Pourquoi les gens polémiquent ? Saint-Denis n’est pas très facile, mais on vit tous ensemble. Depuis vingt-cinq ans, je n’ai de problèmes avec personne. On travaille dans des associations aux côtés de musulmanes voilées. Personne ne me crache dessus, on me dit “shabat shalom”, je réponds “salam aleikoum”.» L’homme, qui porte une grande barbe et un chapeau noir, estime qu’environ 5 000 familles juives vivent dans la commune. «Personne ne m’a fait part de son désir de partir. Des tensions, il y en aura toujours. Tout ce qu’il se passe depuis Mohamed Merah dépasse l’humanité. Les gens savent bien que tout ça n’a rien à voir avec Saint-Denis.»

A Saint-Denis, le 10 avril. Photo Martin Colombet. Hans Lucas

Aucun jeune de la commune n’est connu pour avoir rejoint l’Etat islamique. Mais le recrutement est une crainte permanente. Sur les 168 jeunes Français morts dans les rangs des jihadistes d’après un bilan arrêté au 20 mars 2016 selon le Premier ministre, plusieurs venaient de Seine-Saint-Denis. L’article de Marianne faisait un raccourci entre les signes religieux islamiques et «l’islamisme progressant à bas bruit, par petites audaces successives, d’abord soucieux de n’effrayer personne, avant de basculer, un jour, dans le terrorisme et la barbarie» de l’Algérie des années 90. Zohra Harrach-Ndiaye, qui pilote le Paje, dispositif de lutte et de prévention contre la radicalisation dans le département, explique pourtant que chez les candidats au jihad, la religion ne tient en général que de «l’apparat vestimentaire» : «Il n’y a pas de conformité entre ce qu’ils donnent à voir et ce qu’ils sont.» Elle affirme que parmi les signalements au numéro vert Stop Djihadisme, «Saint-Denis n’est pas plus représenté qu’une autre commune».

«Un après 13 novembre»

Djamel Guessoum est responsable d’Arpej, une association spécialisée dans l’accompagnement de jeunes en difficulté. Il a monté à l’échelle du département un Observatoire de la radicalisation, «sans tampon officiel», avec un réseau de 23 «écoutants» bénévoles. Deux garçons de Saint-Denis lui ont été envoyés par leur famille. Un de 17 ans, «schéma classique, famille monoparentale, sorti du système scolaire, radicalisé sur Internet», et un autre de 22 ou 23 ans, «radicalisé à sa sortie de prison par des copains venant d’une autre ville. Si le jeune n’a pas reçu un minimum d’éducation religieuse, il rentre dedans à fond. Ni l’un ni l’autre ne fréquentait de mosquée.» Les deux jeunes gens venaient de la cité des Francs-Moisins, place forte du deal de cannabis, sous la coupe des trafiquants et où les habitants n’osent pas appeler la police de peur des représailles.

Mélanie Thomas dirige la maison de quartier depuis cinq ans, où la demande de cours de musique, de théâtre, de français est très forte, là où 40 % des habitants n’ont même pas le brevet des collèges. Pour elle, il y a un «avant et un après le 13 Novembre». Contrairement à l’attaque de Charlie, «ils ont réalisé qu’ils pouvaient sauter comme les autres. Une colère s’exprimait contre les intégristes de la cité, sur le mode “vous jouez à la guéguerre, et nous, on va morfler”.» Contrairement au discours ambiant, la jeune femme assure que «le mouvement de mode» intégriste «s’essouffle». «Plus personne ne croit que parce qu’on met un voile, on est une sainte.» Même si elle entend des femmes lui expliquer que «ce n’est pas bien de peindre, de faire de la musique», que «chez nous ça se fait pas», elle assure que les filles expriment de plus en plus le handicap que peut représenter le port du voile.

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