Axelle Lemaire : «Le numérique est devenu un objet politique à part entière»

Published 12/07/2016 in Futurs

La secrétaire d’Etat au Numérique Axelle Lemaire, le 14 avril 2014, à Paris.

Loi numérique

La secrétaire d’Etat en charge du Numérique revient sur le parcours du projet de loi, qui devrait être adopté le 20 juillet par les députés et à la rentrée par les sénateurs, et sur les critiques des associations de défense des libertés.

Il aura fallu attendre plus de quatre ans, depuis la vague promesse de campagne d’un «habeas corpus numérique» par François Hollande, mais cette fois, on y est presque. Après la concertation en amont menée par le Conseil national du numérique (CNNum) auprès des acteurs du secteur, la consultation publique en ligne et les débats au Parlement, le projet de loi «pour une République numérique» devrait être adopté le 20 juillet par l’Assemblée nationale, et à la rentrée par le Sénat. Porté par Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat en charge du Numérique, le texte balaie large – ouverture des données publiques, obligations nouvelles pour les plateformes du Web, maintien de la connexion à Internet pour les foyers fragiles… A l’heure des passages en force à coup de 49.3, la commission mixte paritaire a réussi, le 29 juin, à s’accorder sur une version de compromis.

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Laquelle ne fait pas pour autant l’unanimité. Si le CNNum «se félicite des importantes avancées» du texte, l’Observatoire des libertés et du numérique – qui regroupe notamment la Ligue des droits de l’homme, la Quadrature du Net et le Syndicat de la magistrature – se montre beaucoup plus critique. Il déplore notamment que le chapitre consacré à la «neutralité du Net» n’aille pas au-delà de la nouvelle réglementation européenne, et que le domaine public et les «biens communs numériques», largement mis en avant lors de la consultation, n’aient pas trouvé leur reconnaissance dans la loi. A quelques jours du vote à l’Assemblée, Axelle Lemaire a répondu aux questions de Libération.

Le 26 septembre 2015, le projet de loi «pour une République numérique» était présenté à Matignon. Il devrait être bientôt adopté au Parlement. Quel bilan faites-vous de ce long processus ?

Un bilan très positif. C’est un texte d’ouverture, qui fait le pari de l’innovation, une loi de progrès tournée vers l’avenir, qui répondait à une vision stratégique de ce que pouvait être une politique numérique pour le gouvernement. Cette ambition initiale a été, à mon sens, atteinte et dépassée grâce au travail de la coconstruction citoyenne et des parlementaires.

Quels en sont, de votre point de vue, les principaux acquis ?

Cette loi est le «code source» de ce que doit être la République à l’heure du numérique : elle introduit des fondamentaux. L’ouverture par défaut des données des administrations va libérer un potentiel d’innovation, tout en répondant à une exigence démocratique de transparence de l’action publique. C’est sans doute perfectible, ce sera certainement perfectionné, mais c’est acté. Autre point fondamental : l’idée qu’il n’y a pas de numérique sans confiance. Cette confiance touche à la fois à la capacité pour les start-up d’agir dans des conditions équitables par rapport aux grandes plateformes, et au pouvoir d’agir donné aux utilisateurs, qui ne sont pas seulement des consommateurs. C’est l’objectif, par exemple, du renforcement de la transparence sur l’authenticité des avis des utilisateurs, qui est essentiel dans une économie de la recommandation. De nouveaux droits très concrets sont créés, qui permettent d’équilibrer les rapports de force entre les particuliers, les start-up, les grandes plateformes, les acteurs publics… Le troisième socle, c’est l’inclusion, pour les citoyens comme pour les territoires, avec la couverture des zones rurales, l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap, le maintien de la connexion à Internet. Je crois aussi que nous avons franchi une étape : le numérique est sorti de la seule expertise technique pour devenir un objet politique à part entière.

Pour autant, l’association Regards citoyens, qui milite pour l’ouverture des données publiques, s’était inquiétée des restrictions apportées par le Sénat. L’essentiel est sauf ?

J’avais attiré l’attention des parlementaires siégeant en commission mixte paritaire (CMP) sur la nécessité de trouver un accord entre les deux chambres préservant le principe d’open data par défaut, et de consacrer ce principe. Au final, la version issue de la CMP part de celle défendue par le gouvernement, enrichie par les parlementaires. Cela a été une bataille, d’abord au sein de l’Etat, puis au Parlement. Il y en a eu d’autres : avec les éditeurs scientifiques sur l’open access (1), avec les géants de l’Internet sur la possibilité de récupérer et transférer ses données d’usage, avec les opérateurs de télécommunications… Il a aussi fallu se battre sur l’augmentation des sanctions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), la gestion de la «mort numérique», l’accessibilité téléphonique pour les personnes en situation de handicap, le e-sport

Certains parlementaires auraient préféré une seconde lecture pour affiner le texte. Ce n’était vraiment pas envisageable ?

Le calendrier parlementaire aurait rendu cette seconde lecture difficile, d’autant que nous entrons dans une période politique complexe, tendue. Les débats à l’Assemblée et au Sénat ont été très riches, et mis à part quelques voix très minoritaires, il y a un très large accord pour considérer que le texte, dans son état actuel, est de très grande qualité. Il trouve là une belle fin, mais aussi un bon début. Je veux être en situation de garantir sa bonne exécution : nous avons posé les principes dans la loi, mais il faut désormais en assurer l’application très concrète. Par exemple, je souhaite lancer, le plus rapidement possible, une expérimentation dans certains départements, dont la Seine-Saint-Denis, sur le maintien de la connexion à Internet pour les foyers fragiles. Je voudrais aussi que les organisations caritatives puissent bénéficier de la possibilité de don par SMS pour leurs grandes campagnes de Noël. La prochaine bataille, qui sera moins médiatisée, c’est celle de la mise en œuvre. Il est important d’être au rendez-vous jusqu’au bout.

Le texte fait aussi des déçus. C’est le cas de l’Observatoire des libertés et du numérique. Sur la neutralité du Net, le domaine public, les «biens communs numériques», on est loin des attentes exprimées lors de la consultation en ligne…

Je trouve cela très réducteur. J’aurais aimé que les avancées du texte soient, au minimum, soulignées. Suite à la consultation, le gouvernement a retenu de nouvelles orientations : sur l’open access, la reconnaissance du e-sport, l’inscription de la promotion du chiffrement dans les missions de la Cnil, le droit à l’autohébergement… Les parlementaires, eux aussi, se sont emparés des sujets issus de la consultation, sur la «liberté de panorama» (2), les logiciels libres, la fouille de textes et de données pour les chercheurs… Pour moi, la démocratie gagne à être plus ouverte, plus contributive. Dénigrer la procédure de coconstruction de la loi parce qu’on n’a pas obtenu gain de cause sur la totalité de ses demandes, c’est totalement contre-productif. Sur le fond, il y a eu des avancées majeures. L’encouragement à l’utilisation de logiciels libres, qui était jusqu’alors inscrit dans une circulaire, est entré dans la loi. Quant à la neutralité du Net, la France a justement été très engagée au sein de l’Union européenne dans la recherche d’une position commune pour la préserver, la protéger, en dépit d’un contexte de très fort lobbying des opérateurs de télécommunications. Alors qu’au moment d’intégrer ce texte dans la loi nationale, on me reproche de ne pas avoir suffisamment porté ce sujet, je trouve cela injuste. Je suis persuadée que dans quelques années, ce texte aura trouvé sa légitimité auprès de ceux qui doivent en être les principaux porteurs, les principaux acteurs.

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Quand peut-on attendre les premiers décrets d’application ?

Nous visons une promulgation de la loi début octobre, et les premiers décrets avant la fin de l’année. Nous avons déjà commencé à y travailler. Je n’exclus pas d’ouvrir à la consultation la rédaction de certains d’entre eux : en la matière, le diable est dans les détails.

(1) Le texte prévoit que les articles publiés par des revues scientifiques puissent être librement mis à disposition par leur auteur, si ses travaux de recherche sont financés au moins pour moitié par des fonds publics, après un délai de six mois pour les sciences «dures» et de douze mois pour les sciences humaines et sociales.

(2) La «liberté de panorama» est le droit de reproduire une œuvre placée dans l’espace public même si elle est couverte par le droit d’auteur. La loi numérique l’autorise pour les particuliers hors usage lucratif (ce qui exclut, notamment, les images publiées sur Wikipédia).

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