«Les images sans explications ne valent rien»

Published 16/07/2016 in Futurs

Hommages au lendemain de l’attaque terroriste du 14 Juillet, à Nice.

Interview

Depuis jeudi soir, beaucoup s’interrogent sur le traitement médiatique de l’attentat de Nice. Pour la sémiologue Virginie Spies, analyste des médias et maîtresse de conférence à l’Université d’Avignon, la mise en contexte de l’image et la réflexion permettent d’éviter les dérapages.

Après chaque attentat, les médias font face à la même interrogation : comment distinguer les images qui seront utiles à la compréhension de l’événement de celles qui risquent d’augmenter le traumatisme ? 

Il n’y a pas vraiment de bonne réponse. Tout dépend du contexte d’émission de l’image, animée ou fixe, et du contexte de réception du public. C’est d’ailleurs tout le problème des chaînes d’information continue, qui ont quelques images et peu d’informations. Or les images sans explications ne valent rien. Elles peuvent faire peur, nous faire paniquer, voire nous faire découvrir des gens qu’on connaît. Les médias doivent donc prendre de grandes précautions. Dans certains cas, il faut décider de ne pas diffuser, même si le confrère le fera peut être. C’est une question d’éthique. D’autant plus qu’il y a un besoin, une demande sociale très importante de la part du public. On a tous besoin de comprendre ce qui s’est passé tellement c’est incroyable et affreux. Il y a même une forme d’impatience de la part du public. Mais en face, les médias n’ont pas l’explication, pas plus que chacun de nous.

France 2 a notamment été critiquée pour la diffusion d’images choquantes…

Finalement, les débordements ne viennent pas de là où ils viennent habituellement. France 2 a décidé de prendre l’antenne très tard alors qu’il n’y a visiblement personne pour faire le boulot du JT. Tout d’un coup, France 2 décide de devenir une chaîne d’information en continu sans avoir l’habitude de faire ça. C’est un problème pour les personnes qui sont filmées, qu’elles soient victimes encore vivantes ou personnes décédées et aussi pour les personnes qui les regardent. Pris dans une logique de concurrence et de rapidité, on finit par perdre ses moyens. On oublie toute la pratique qu’on a au quotidien.

C’est une sorte de sang-froid extrême, on a l’impression que le journaliste ne se rend pas compte de la portée de ce qu’il filme…

Il est sidéré. C’est ce que l’on ressent tous face à ce genre d’événement. Or les médias ne peuvent pas être dans la sidération alors même qu’ils sont faits d’hommes comme tout le monde. Il y a une responsabilité importante, c’est tout le problème.

France 2 a présenté des excuses et a parlé d’une «erreur de jugement». Or comment juger quand on est dans l’instant ?

La première chose à faire est de ne pas diffuser, de prendre le temps. France 2 est une chaîne publique qui n’a pas les mêmes enjeux que les chaînes privées. A la différence des attentats de Charlie-Hebdo, où les événements avaient duré deux jours, les attentats de Nice se sont passés en un instant, puis c’était terminé. Dans la précipitation, les médias ont reproduit certaines erreurs, comme si on n’avait pas déjà vécu ça, comme si on n’en avait rien appris. Pourtant, c’est du déjà-vu, les choses se répètent.

Wikileaks a publié une vidéo insoutenable sur Twitter sous prétexte que des images sans filtre servent la liberté d’information. Est-ce un argument recevable ?

Wikileaks a une façon radicalement différente de voir le monde des médias, et même le monde en général. C’est l’idée de la liberté avant tout. Or cette position est indéfendable. Dans le cas de cette vidéo, seul l’émetteur est en liberté. C’est au contraire une dictature, on ne doit pas être obligés de voir. On peut être sur internet avec nos enfants et tomber là-dessus. Ma liberté, en tant que récepteur, s’arrête là où celle de Wikileaks commence. On nous prive de notre liberté de ne pas voir ces images en tant que public des réseaux sociaux. Or le public doit pouvoir choisir.

D’autant plus avec la lecture automatique des vidéos sur les réseaux sociaux…

Exactement. Et ce problème se pose d’autant plus avec les jeunes. Après les attentats du Bataclan, mes étudiants me disaient qu’ils avaient quasiment tous vu passer sur les réseaux sociaux les images des corps dans la salle de concert. Cela veut dire qu’ils suivaient des personnes qui étaient susceptibles de retweeter ce genre d’images ou de les partager sur Facebook. C’est une question de génération. Moi, pour voir ces images, j’ai dû les chercher parce que les gens que je suivais n’avaient pas diffusé ces images.

Nous sommes de plus en plus habitués à voir ce genre de photos. Est-ce qu’on s’habitue à la représentation de l’horreur ?

Il y a une banalisation des récits et des images. Aujourd’hui, un enfant de dix ans a conscience de ce qui se passe. En deux ans, il a vécu Charlie-Hebdo, le Bataclan et l’attentat de Nice. Cette génération est peut-être amenée à trouver ce genre d’événement plus banal, ce qui est terrible. Or voir ne signifie pas comprendre. Voir ce camion criblé de balles permet de réaliser l’ampleur de ce qui s’est passé mais pas de comprendre. Voir ne permet pas d’accéder à la réalité des faits.

Des images deviennent elles-mêmes des symboles. Après chaque attentat, des images diffusées sur les réseaux sociaux participent à la formation de la mémoire collective…

C’est bien la particularité des réseaux sociaux qui reposent sur une idée de communauté. Ces symboles, images ou dessin, permettent à ceux qui les font de s’exprimer et à ceux qui les diffusent de faire communauté, de partager. Cela permet de se rassembler et de dire. D’autant plus quand on n’a pas les mots ou qu’on trouve que d’autres sont mieux que les nôtres. Les images finissent par faire symbole. Elles restent encrées dans cette temporalité-là, dans ces événements, dans cette forme de réalité.

Voir son fil d’actualité Twitter ou Facebook déborder d’images chargées d’affect, ça peut aussi être pesant…

C’est le principe du robinet, du flux continu. Quand ce type d’événement a lieu, on se raccroche à ça. Ce principe rapproche d’ailleurs les réseaux sociaux des chaînes d’information en continu. C’est tellement incroyable, qu’on veut plus d’informations, qu’on veut en voir davantage. Pour autant, on n’en apprend pas plus. On se tourne vers quelque chose qui n’est pas forcément positif au lieu de sortir, de voir ses amis. Le risque d’enfermement est donc présent. Il faut savoir couper le flux. Il faut le temps de l’enquête et le temps de la compréhension.

Lire aussi : Médias : la télé se prend les pieds dans la terreur

Par

Print article

Leave a Reply

Please complete required fields