Nombres premiers : le conte est bon

Published 20/07/2016 in Futurs

Nombres premiers : le conte est bon

«Les séries font la loi»

Depuis l’Antiquité, les mathématiciens redoublent d’hypothèses pour percer les mystères des suites infinies.

Posons immédiatement un préalable avant que des séries de séries d’été ne viennent tenter leur chance pour soulever l’intérêt du lecteur assoupi sur la plage, assommé par une marche en montagne ou accaparé par l’étrangeté d’un voyage à l’étranger : la série des nombres premiers est la plus hallucinante des suites. Probablement la plus ancienne, puisqu’elle trouve son origine trois cents ans avant Jésus-Christ, et sûrement la plus longue puisqu’elle est infinie.

On ne part pas à l’assaut d’une telle montagne sans un guide bienveillant. Le nôtre s’appelle Antoine Chambert-Loir, professeur de mathématiques à l’université Diderot-Paris-VII, et que nous soupçonnons d’être un collaborateur du mathématicien imaginaire Nicolas Bourbaki, malgré ses dénégations constantes. C’est le jeu depuis que le groupe Bourbaki existe.

Pour certains, l’histoire, ou plutôt la préhistoire, des maths serait décelable dans les os d’Ishango, découverts par un géologue belge, Jean de Heinzelin de Braucourt, en 1960. Sur ces os, nos ancêtres ont incisé quatre séries de 11, 13, 17 et 19 encoches. Ainsi, vingt mille ans avant Jésus-Christ, très longtemps avant l’apparition de l’écriture, les hommes auraient découvert les vertus des nombres premiers. Difficile à admettre.

Entier et infini

Venons-en donc à l’histoire. En mathématiques, le premier homme s’appelle Euclide. A-t-il existé ? S’agit-il d’un génial compilateur ? D’un collectif comparable à Nicolas Bourbaki, qui refonda les mathématiques dans la deuxième moitié du XXe siècle ? Personne n’en sait trop rien. Ce que l’on sait en revanche, c’est que ses Eléments de mathématiques contiennent l’essentiel de ce qu’il faut savoir entre l’an 300 avant Jésus-Christ et le XVIIIe siècle sur les maths en général et sur les nombres premiers en particulier.

Euclide a donc donné «la» définition des nombres premiers : c’est un entier naturel positif, un chiffre «rond» en langage de cour d’école, au moins égal à 2, et qu’on ne peut diviser exactement que par 1 et par lui-même. 2 est un nombre premier, mais tous les autres nombres pairs étant divisibles par 2, ils ne le sont pas. Ensuite 3, 5, 7 sont premiers, mais pas 9, puisqu’il est égal à 3 × 3. Les suivants sont 11, 13, 17, 19, 23, etc. Leur raison d’être apparaît assez vite : n’importe quel entier (plus grand que 2) peut être écrit comme le produit de nombres premiers – par exemple, 57 = 3 × 19.

Euclide a aussi assuré qu’ils étaient en quantité infinie. La raison en est toute simple : si l’on prend des nombres premiers en quantité donnée a, b, c, etc. et qu’on ajoute 1 à leur produit, n’importe quel diviseur premier de ce nombre sera un nouveau nombre premier. (3 × 5 × 7) + 1 = 106 qui n’est pas un nombre premier, mais il a pour diviseurs : 1, 2 et 53 qui sont bien des nombres premiers.

On peut aussi observer que 11 et 13 sont jumeaux – séparés par un seul nombre -, de même que 41 et 43, ou 107 et 109. En 2013, le mathématicien Zhang Yitang a montré l’existence d’une infinité de paires de nombres premiers ne différant pas l’un de l’autre de plus de 70 millions, quantité ramenée à 246 par les travaux de James Maynard et du groupe Polymath 8 (1). Mais on ne sait toujours pas s’il y a une infinité de nombres premiers jumeaux.

On peut encore citer 1 879 et 2 089 qui font partie d’une jolie série de 10 nombres premiers allant de 210 en 210. Les mathématiciens Green et Tao ont d’ailleurs démontré en 2004 qu’on pouvait trouver des suites de ce genre aussi longues que l’on voulait.

La spirale de Sacks. Les points noirs représentent les nombres premiers.

La spirale de Sacks. Les points noirs représentent les nombres premiers.

Les spécialistes de la théorie des nombres se demandent comment appréhender cette série infinie qui ne se laisse apparemment gouverner par aucune formule pratique. Il y a bien la sous-série des nombres premiers de Mersenne, ceux de la forme 2 puissance p – 1, où p est… un autre nombre premier. C’est dans cette sous-série que l’on trouve 2 puissance 74 207 281 – 1 (multiplier 74 207 281 fois 2 par lui-même et retrancher 1), le plus grand nombre premier explicitement connu, découvert en janvier 2016 par une équipe américaine avec de très gros ordinateurs et qui, avec ses 22 millions de chiffres alignés à la queue leu leu, occuperait six à sept mois de publication de Libération. Les contraintes économiques forcément réductrices et, nous dit-on, les risques de somnolence du lecteur, nous incitent à abréger l’énumération. «Trouver un grand nombre premier de plus dans une suite dans laquelle on conjecture qu’il en existe une infinité n’a qu’un intérêt anecdotique», proteste calmement mais fermement Gérald Tenenbaum, professeur à Nancy et auteur avec Michel Mendès France de Nombres premiers, entre l’ordre et le chaos (2). «Montrer que la suite des nombres premiers de Mersenne est infinie serait à l’inverse un résultat majeur, totalement hors de portée des méthodes actuellement disponibles», précise-t-il.

Ordre chaotique

Mais la question qui fascine réellement les mathématiciens de tout en haut de l’échelle du savoir humain – les enfants d’Euclide, Gauss, Riemann ou Hadamard – tient au rangement, à la répartition des nombres premiers. Existe-t-il une règle, une loi des séries, une équation qui permette de prévoir quand ils surgissent et quand ils disparaissent de la multitude ? Sont-ils groupés ? Parfaitement répartis ? Entassés parfois ? Dispersés à d’autres endroits ? Ou surgissent-ils à la va comme j’te pousse ? Et, infinis, sont-ils plus nombreux ou moins nombreux quand on monte dans les milliards de milliards de milliards ?

Gérald Tenenbaum et Michel Mendès France proposent une illustration du chaos ordonné des nombres premiers. Ici, une entrée dans un monde aléatoire.

Gérald Tenenbaum et Michel Mendès France proposent une illustration du chaos ordonné des nombres premiers. Ici, une entrée dans un monde aléatoire.

Entrons ainsi dans ce que Gérald Tenenbaum et Michel Mendès France appellent la «récalcitrante intimité» des nombres premiers. On croit la saisir et elle s’échappe, elle revient quand on la croit perdue. Il faudrait parler d’un ordre chaotique ou d’un savant désordre et répondre à la question posée par Einstein : «Dieu joue-t-il aux dés ?» Question subsidiaire : Dieu est-il un ordinateur quantique ? «Je dirais plutôt qu’il y a régularité globale et dispersion aléatoire locale… dans la limite des contraintes structurelles», dit Gérald Tenenbaum. En gros, on voit et puis ça bouge, mais, en gros, on voit.

A la fin du XVIIIe siècle, Legendre (1752 – 1833) et Gauss (1777 – 1855) observent, sans pourtant parvenir à le prouver, que les nombres premiers se raréfient au fur et à mesure qu’ils grandissent et que leur densité autour d’un nombre x est en gros l’inverse du logarithme de x. Gauss écrit en marge d’une table de logarithmes que la quantité de nombres premiers inférieurs à un nombre x se réduit au fur et à mesure que x augmente. Voilà une base sérieuse de travail pour quelques décennies. Il faudra attendre encore un siècle et les travaux d’Hadamard (1865 – 1963) et de La Vallée Poussin (1866 – 1962), pour que ces observations soient effectivement démontrées.

Entre les deux, il y aura eu Dirichlet (1805 – 1859) et surtout le météore Riemann (1826 – 1866), mort à 39 ans, qui introduisit dans ce jeu une idée révolutionnaire. Il reprend la fonction zêta (3), définie par Euler (1707 – 1783) et pressent que ce sont les zéros de cette fonction qui gouvernent la répartition des nombres premiers. Ces points «zéro» semblent parfaitement alignés, comme des poteaux télégraphiques.

Autrement dit, l’harmonie existe dans la répartition des nombres premiers, mais c’est dans le monde complexe qu’on peut la percevoir. Riemann lui-même ne prouve pas cet alignement parfait, il propose l’hypothèse qui porte son nom, et qui attend encore le cerveau assez agile pour en donner la preuve. C’est le premier des sept problèmes mathématiques du millénaire répertoriés par l’Institut Clay, doté d’un prix d’un million de dollars. Un nombre pas premier auquel les mathématiciens ont beaucoup de mal à s’intéresser.

(1) Polymath est un travail collectif ouvert sur Internet auquel peuvent contribuer une multitude de mathématiciens.

(2) Editions Dunod (janvier 2014), 19 €.

(3) La fonction zêta répond à la question posée par Pietro Mengoli en 1644 : quelle est la somme de 1 à l’infini de 1/n2 ?

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