A Istanbul, le rejet d’une Europe «égoïste»

Published 31/07/2016 in Planète

Sur la place Taksim, à Istanbul, le 24 juillet, des manifestants pro-Erdogan se sont rassemblés pour condamner la tentative de coup d’Etat contre le Président.

Reportage

Entre désillusion et colère, les partisans du président Erdogan ont abandonné l’idée de voir un jour leur pays adhérer à l’Union européenne.

«Vieillissante», «islamophobe», «égoïste»… Les qualificatifs sont au vitriol. En Turquie, l’image d’Epinal de l’Europe a sérieusement du plomb dans l’aile. Sur la place Taksim d’Istanbul, les partisans du président Erdogan, réunis depuis deux semaines pour célébrer l’échec du coup d’Etat, ne mâchent pas leurs mots et parlent à cœur ouvert. «Cela fait des décennies que l’Europe nous fait poireauter sans que rien n’avance. Ils ne veulent pas de la Turquie, d’un pays musulman, au sein de leur Union, ce n’est pas grave, on s’en sortira mieux tous seuls», s’égosille Mehmet.

Au milieu de la place, le grand écran retransmet une cérémonie en l’honneur des «martyrs» tombés dans la nuit du 15 juillet. Les drapeaux turcs inondent l’esplanade. «Mais qui voudrait rentrer dans cette Union européenne ?» s’interroge Attila. «C’est un continent égoïste. De la Turquie, ils n’acceptent que nos citoyens qualifiés et diplômés. Le reste, c’est “non merci”. Alors que nous, on accueille trois millions de Syriens et on ne se plaint pas», poursuit cet ingénieur chez Veolia. L’homme regarde son fils, le ton de sa voix se fait moins vindicatif : «Oui, j’aimerais pour lui qu’il soit citoyen européen.» Mais l’idée semble désormais appartenir au passé. «Aujourd’hui, une part importante du peuple turc se range au côté du président Erdogan. Et pour lui, l’Europe, ce n’est pas une priorité», réplique un supporteur de l’AKP, le parti islamo-conservateur du président turc, qui a la majorité au Parlement.

«Chantage à l’adhésion»

Entre Bruxelles et Ankara, désormais, le torchon brûle. Après avoir inconditionnellement soutenu Recep Tayyip Erdogan face à la menace putschiste, les chancelleries européennes s’inquiètent désormais des purges massives qui frappent les institutions du pays. Et l’annonce par le président turc d’un possible retour de la peine de mort a cristallisé toutes les tensions. Une décision qui marquerait la fin pure et simple des négociations lancées en 2005, a tranché le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. «Les responsables européens ne doivent pas faire du chantage à l’adhésion : Nous ne serons pas découragés par leurs menaces», avait alors rétorqué le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu.

Une bataille diplomatique de façade, puisqu’au sein même de l’AKP, l’idée européenne n’a plus la cote. «Le système européen ne donne plus réellement envie. Regardez, même les Britanniques veulent partir, ironise Uzeyir Isik, un haut cadre du parti islamo-conservateur, en faisant allusion au Brexit. La Turquie a bien changé. On a beaucoup appris de l’Union européenne, notamment en termes de respect des droits. Mais désormais, la Turquie n’a plus besoin de l’UE. Notre population est jeune, notre économie est forte. Vous verrez, dans quelques années, les pays européens viendront vers la Turquie pour nous supplier de rejoindre l’Union», augure-t-il.

La déception après l’espoir

Un discours que semblent pourtant contredire les sondages qui donnent régulièrement le camp pro-européen majoritaire. «Notre dernière étude montre que 75 % des Turcs interrogés soutiennent une adhésion à l’UE», avance en effet Cigdem Nas, secrétaire générale de l’Association de développement économique (IKV), spécialiste du partenariat Union européenne-Turquie. Même si, dans la foulée, elle concède que «seuls 35 % pensent que cela arrivera dans un futur proche». Un sentiment de désillusion engendré par «le manque de progrès sensibles dans le processus d’adhésion», et qui appelle une réponse d’urgence : «Une fois que la situation se sera calmée dans le pays, l’UE redeviendra une priorité. Nos liens avec l’Europe sont trop importants pour l’économie turque.»

L’espoir d’une relance du processus d’adhésion semblait pourtant resurgir au printemps. Lors des discussions avec Ankara sur l’épineuse question des migrants, Bruxelles annonçait l’ouverture d’un nouveau chapitre de négociations et promettait une levée des visas pour les Turcs désirant se rendre dans l’espace Schengen (pour les séjours courts). Cinq mois après, l’espoir a fait place à la déception. «On sait bien que ça n’arrivera jamais. L’UE a juste joué avec nous», ricane Ahmet, pourtant farouche partisan de l’entrée de son pays dans l’Union. Passeport et photocopies sous le bras, le commercial trentenaire ressort de Kosmos, une agence délivrant des visas touristiques pour la Grèce. Etape fastidieuse et obligatoire pour les Turcs désirant se rendre en Europe. Mais qui ne devrait pas changer de sitôt : «Pour une Turquie européenne, il faudra attendre que la situation politique dans notre pays change. Et pour l’instant, on en est loin.»

Par

Print article

Leave a Reply

Please complete required fields