Chios : «La situation sur l’île est explosive»

Published 28/08/2016 in Planète

Un réfugié pakistanais sur l’île de Chios, le 6 avril.

Reportage

Proche des côtes turques, le petit territoire grec voit de nouveau affluer nombre de Syriens fuyant la guerre depuis qu’Ankara ne bloque plus les passages, après le coup d’Etat raté.

Un «gros ras-le-bol». Voilà ce qu’ont ressenti Daniel Rivas et Miguel Vallet, deux bénévoles basques de l’association Zaporeak en voulant ouvrir les portes de la cuisine où ils préparent à manger pour les réfugiés sur l’île de Chios. Pour la deuxième fois en une semaine, les serrures ont été bouchées par de la colle. Un acte de vandalisme de plus : une nuit précédente, un intrus a renversé les préparations et les réserves de «la cuisine basque». Les bénévoles ont systématiquement retroussé leurs manches, tout nettoyé. Ils ont finalement servi 1 400 repas à ceux qui sont bloqués sur la cinquième plus grande île de Grèce.

En 2015, ce caillou en mer Egée, sur lequel sont passés un peu plus de 120 000 réfugiés, faisait pourtant figure de modèle. Malgré la crise en Grèce, où plus de 25 % de la population est au chômage, les Chiotes ont généreusement accueilli ceux qui débarquaient sur les côtes depuis la Turquie, en face, à seulement 7 km. Mais, aujourd’hui, une partie des 51 000 citoyens s’inquiète : les arrivées sur des rafiots de fortune ont repris de plus belle depuis le coup d’Etat raté en Turquie, mi-juillet. La première semaine d’août, 318 réfugiés ont échoué à Chios, quand ils n’étaient que 249 sur tout le mois de juillet, ce qui amplifie les tensions. «Nous sommes à une période charnière en ce qui concerne l’opinion», confirme à Libération Manolis Vournous, le maire de Chios, capitale de l’île du même nom. «Depuis trop longtemps, migrants et réfugiés sont ici, sans infrastructure satisfaisante pour les accueillir, sans personnel suffisant pour enregistrer les demandes d’asile», explique l’élu.

«Les camps débordent»

Avant la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, le 18 mars, tous les migrants pouvaient effectuer les démarches sur l’ensemble du territoire grec, sur lequel ils étaient libres d’aller et venir – ceux arrivés après le 20 mars, censés être renvoyés en Turquie, se retrouvent bloqués sur l’île, sans liberté de circulation, faute de fonctionnaires turcs, rappelés par Ankara. Les réfugiés, essentiellement syriens, ont désormais la possibilité de demander une «relocalisation» dans un autre pays européen sans pouvoir le choisir. C’est au service d’asile grec, soutenu par l’EASO (celui de l’UE), que revient l’enregistrement, première étape de cette procédure. Mais l’EASO a tardé à arriver, soulignent tous les humanitaires présents à Chios. Les autorités n’ont donc pas pu enregistrer assez rapidement les demandeurs d’asile, qui attendent sur une île devenue prison à ciel ouvert. Conséquence : «Les camps débordent», selon le premier édile. Chios compte ainsi 3 115 réfugiés selon le gouvernement grec alors que Vial, le centre d’enregistrement et de tri des migrants, ne dispose que de 1 100 places d’accueil.

Ce «hot spot» de Vial est planté à Chalkeio, à 10 km de la capitale. Dans les hangars désaffectés d’une ancienne usine, des préfabriqués servent de bureaux à l’armée, à la police, à Frontex (la police des frontières européenne), aux services d’asile grec et de l’Union, et à quelques ONG. «Tous les migrants qui arrivent sur l’île sont amenés ici, rappelle Daphne Spiropoulou, la directrice. Ils sont fouillés, triés, enregistrés. La police prend leur photo et leurs empreintes digitales, puis une ONG, Praxis, procède à un examen médical.» Ils obtiennent ensuite un numéro qui les suivra pendant toutes les étapes des procédures de demande d’asile et de relocalisation. En attendant leur tour, les réfugiés devraient obtenir un hébergement sur le camp qui entoure l’usine, derrière des barbelés percés. Mais les préfabriqués qui font office de dortoir affichent complet. Du coup, ils sont réservés aux «familles et individus vulnérables». Quant à la nourriture, dispensée par l’armée, «elle est infecte», selon un réfugié qui précise : «Il y avait des vers dans les barquettes l’autre jour.»

«Ils volent ton sac !»

Municipalité, HCR (agence de l’ONU chargée des réfugiés) et ONG ont ainsi pris le relais : des tentes ont été plantées à deux endroits dans la capitale. Amnesty International déplore toutefois les conditions «lamentables. Des personnes réfugiées et leur famille dorment à la dure, exposées à la pluie et à la chaleur. Malgré les efforts des bénévoles, il n’y a pas suffisamment de nourriture et les conditions sanitaires sont déplorables». Mohammad, 15 ans, et son frère, 14 ans, vivent dans l’un de ces camps. Ces deux gamins pas très épais, arrivés en bus le 16 août au matin à Vial, font la queue devant les grilles en exhibant un bout de papier : la convocation à un entretien, mais ils ne savent pas bien expliquer lequel. Quelques minutes de discussion suffisent pour comprendre que ces deux Syriens sont à bout. «Nous sommes arrivés le 20 mars en Grèce», raconte Mohammad. Leur route s’est arrêtée à Chios.«Nous demandons la réunification familiale pour rejoindre notre père et notre frère en Allemagne. Nous ne savons pas si nous pourrons y aller», poursuit l’aîné. Lui et son frère n’ont plus d’argent, leurs portables ont été volés. Ils ne vont plus à l’école, ils étaient «bons élèves», affirment-ils. Les joues du plus grand portent des marques : «Les gens se battent ici, nous sommes agressés, même par des réfugiés», dit-il en détournant le regard.

«Il y a beaucoup de violences entre eux», confirme Amer Omar. Docteur en psychologie, il travaille pour l’ONG Waha à Chios. «Les problèmes psychiques augmentent chez les réfugiés. Après un passage des frontières très dur, parfois mortel, ils attendent maintenant des procédures administratives qui prennent beaucoup de temps», poursuit-il. Face à cette désillusion, «certains demandent même à retourner dans leur pays, mais c’est impossible : il n’y a plus d’interlocuteurs turcs sur l’île». Ces derniers, censés valider les procédures de retour ou transit par la Turquie, ont été rappelés par Ankara au lendemain du coup d’Etat avorté.

Petits beignets

Stress et pression psychologique aggravent les tensions chez les réfugiés, sans espoir, sans le sou et suspectés, désormais, d’être à l’origine du moindre problème ou larcin sur l’île. Dans sa boutique de presse et de souvenirs sur le front de mer, Clio multiplie les anecdotes sur ces exilés stoppés à Chios : «Ils sont entrés dans les jardins pour voler des légumes.» Ou encore : «Ils se jettent sous les roues des motos pour te forcer à t’arrêter. Et ils volent ton sac !» Selon la police, cet incident s’est produit une fois. Il est devenu systématique aux yeux d’une frange d’autochtones en butte à cette «intrusion dans la vie de l’île». «J’ai peur», ajoute Clio. Même l’évêque de Chios jette de l’huile sur le feu. Après la messe du dimanche, il a déclaré aux fidèles : «Il n’existe pas de réfugiés, tous sont des migrants illégaux.»

Pour couronner le tout, le nombre de touristes européens a baissé de 65 % par rapport à l’an passé, selon le Citoyen, le quotidien local. Clio et son époux, Giorgos, en ont du mal à avaler les loukoumades, ces petits beignets arrosés d’un sirop de miel qui accompagnent leur café. «Ce sont les réfugiés qui ont provoqué cette chute ! C’est une catastrophe pour l’économie», s’agace Giorgos. «Qu’allons-nous devenir ?» se demande Clio, persuadée que «les réfugiés vont rester pour toujours». Le maire prévient : «Réfugiés comme habitants de l’île se sentent menacés.»

Malgré tout, quelques locaux continuent d’aider les exilés. Comme Kostas Tanainis, le patron de l’Oasis, dans la station balnéaire de Kerfas, qui ouvre ses cuisines pour concocter la nourriture distribuée, le soir, aux réfugiés : «Ce sont des victimes faciles : la situation sur l’île est explosive et les idées racistes s’y propagent désormais.» Il déplore que les réfugiés ne jouissent pas des droits de l’homme élémentaires, comme «celui de travailler». Pour lui, il faut créer «des structures d’accueil décentes». Un projet de nouveau camp est à l’étude à Chios. Une évaluation est en cours pour s’assurer du respect des normes environnementales et sanitaires : le terrain envisagé est celui d’une ancienne déchetterie.

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