Maurizio Ferraris : «Le smartphone, une servitude volontaire»

Published 04/09/2016 in Société

Interview

Selon le philosophe italien, impossible de ne pas répondre à l’appel du smartphone. Pour recouvrer une liberté certaine, il reste à inventer une «raison pratique» du Web.

Il est 3 heures du matin, une nuit entre le samedi et le dimanche. Maurizio Ferraris jette un œil à son téléphone et, s’apercevant qu’un mail professionnel est arrivé, y répond immédiatement. Donc, il travaille. Pourquoi n’a-t-il pas pu s’en empêcher ? C’est la question à l’origine de Mobilisation totale, l’appel du portable (PUF, 2016). Dans cet essai, le philosophe italien décrit l’ère post-Jobs comme celle de la militarisation de la vie civile, de l’hyperenregistrement. Le smartphone est une arme, une technologie qui nous mobilise, entraîne une servitude volontaire. Loin d’être une dérive technologique, il permet de révéler nos archaïsmes, notre inconscient social, une nature humaine imparfaite et dépendante. Le penseur travaille à construire une «raison pratique du Web», pour l’avènement d’un Internet heureux.

La nature humaine a-t-elle changé depuis que le smartphone est devenu le prolongement de la main ?

Non, ni après le smartphone ni après la découverte du feu. Elle s’est manifestée avec plus de détails, pas forcément positifs, et pourtant vrais. A la différence de Jean-Jacques Rousseau, je ne crois pas que la technique soit l’aliénation d’une humanité par ailleurs parfaite. Elle est la révélation d’une humanité hautement imparfaite, d’un singe non seulement nu, mais aussi imbécile, au sens étymologique, in-baculum , dépourvu de bâton, et qui a nécessairement besoin d’un prolongement de la main, d’un supplément technique. Et en ce sens, le bâton absolu, de nos jours, s’appelle «smartphone».

Et c’est une arme…

Le bâton, c’est la plus rudimentaire des armes, mais le smartphone est le plus sophistiqué des bâtons, c’est pour cela que j’appelle «A.R.M.I.» ces terminaux (appareils de registration et de mobilisation d’intentionnalité)… On a une arme dans la poche, et on est en guerre. Les attaques sont particulièrement impitoyables et ont lieu tant le jour que la nuit, durant les fêtes, sur la base d’ordres écrits, et ne font hélas plus de différence entre civils et militaires. D’ailleurs, l’origine d’Internet est militaire.

Nous sommes devenus des petits soldats aux ordres, mobilisés, soumis ?

Nous avons plutôt découvert quelque chose de surprenant sur la nature humaine. L’ouvrier allant à l’usine pouvait rationaliser sa conduite : c’était pour gagner son salaire. Mais ce qui me pousse à répondre à un message professionnel pendant la nuit révèle une soumission docile et imprévue, une servitude volontaire difficile à rationaliser.

Pourquoi est-il impossible de ne pas répondre à l’appel ?

La contrainte fonctionne par responsabilisation : tu as reçu mon message, je sais que tu l’as reçu (surtout si tu utilises WhatsApp). Tout est enregistré, il faut que tu me répondes, sinon c’est comme si tu détournais ton regard du visage de l’autre. Ou par rétorsion : si tu ne me réponds pas, la prochaine fois que tu m’appelles je ne répondrai pas. Ou par menace : si tu ne me réponds pas, il y a des dizaines (des centaines, des milliers) d’autres qui le feront à ta place. La base de l’efficacité est l’enregistrement. Autrefois, à l’époque du fixe, les appels téléphoniques ne laissaient pas de trace : je n’étais pas là, je n’ai pas entendu. Maintenant on est joignable partout, tout le temps. Tout appel laisse une trace, et beaucoup d’entre eux sont écrits – pas de justification possible, on est coupables. On passe de l’irresponsabilité à l’hyper-responsabilité. Le Web, avant d’être un moyen de communication, est un outil d’enregistrement, une grande archive qui garde tout et qui, en l’absence d’une raison pratique, privilégie les bêtises.

Et on a l’absolu dans la poche ?

Littéralement, l’absolu c’est ab-solutus, ce qui n’a pas de liens. La Toile lie tout, mais en même temps elle n’est liée par rien – sauf par le réseau électrique. Le Web est l’absolu : le savoir absolu, sur le monde et sur nous-mêmes (il connaît nos habitudes mieux que nous), le non-savoir absolu (que de bêtises sur le Web…), le pouvoir absolu (aucun pouvoir, économique, politique ou militaire hors du Web), et malheureusement, le devoir absolu.

Le Web que vous dépeignez ressemble à l’enfer : il a détruit des emplois, transformé les maisons en bureaux, il consigne tout, devient un lieu d’intolérance, sans oubli ni pardon…

Sartre disait : «L’enfer, c’est les autres.» C’est nous, les humains, qui nous manifestons par le Web. Et on ne badine pas avec le Web, autant qu’on ne badine pas avec le feu ou avec les automobiles. Mais là, on a plus d’expérience, on a créé les pompiers et le code de la route. Rien de cela, ou très peu pour le Web à présent. Voilà le problème que mon livre dénonce. Il faudrait créer de toute urgence une raison pratique pour le Web. Aussi, avec des collègues, avons-nous formé la chaire «documédialité» au Collège d’études mondiales de la Fondation maison des sciences de l’homme à Paris. Il s’agit d’aboutir à une analyse «pensante» du Web, qui ne vise pas seulement à une théorie, mais à une pratique, à une action et à une gestion.

Tout ce qui n’est pas enregistré, n’existe pas ?

Derrida avait dit : «Il n’y a pas de hors-texte», et ceci est absolument vrai dans le monde social. Sans enregistrement, il y a les fleuves et les chaises, mais il n’y a pas de mariages ou de titres nobiliaires, de crises économiques ou de prix Nobel. C’est ainsi depuis toujours. Voilà pourquoi les documents, les monuments et ces sortes de documents pour sociétés sans écriture que sont les rites et les mythes sont essentiels. C’est ce que j’appelle la «documentalité», plus importante que la «gouvernementalité» de Foucault, puisqu’elle en est la condition : pas de pouvoir sans enregistrement. La nouveauté des A.R.M.I consiste en ceci : elles portent à la lumière ce qui était autrefois caché dans le cabinet du prince.

Finalement, être libre, c’est ne pas laisser de traces ?

Ce serait une liberté purement négative, équivalente à l’impuissance et à l’oubli, voire une injustice (s’il n’y avait pas de traces de la Shoah, cela aurait été une Shoahsupplémentaire qui, du reste, faisait partie des projets de la solution finale)… La «raison pratique du Web» doit permettre de penser une liberté positive, une liberté dans le témoignage, dans la mémoire, dans la publicité et dans la responsabilité.

Vous terminez sur la culture qui pourrait sauver le monde…

La culture est d’abord raison pratique. Elle n’est pas érudition (sur ce point, le Web nous a appris beaucoup de choses, en nous montrant le peu de prix de l’érudition). Elle est la tentative de comprendre le présent et de le transformer, et d’abord de regarder l’humain sans illusion, ce qui est la prémisse de toute raison pratique qui se veuille efficace.

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