Jean Malaurie : «Il faut sacraliser l’Arctique, sinon nous allons le payer»

Published 02/12/2016 in Société

Interview

La nature aime l’équilibre et déteste le désordre, rappelle le naturaliste spécialiste du Grand Nord, qui a longtemps vécu parmi les Inuits. Face à l’urgence climatique, il s’inquiète de «l’indolence» de la société.

Jean Malaurie est infatigable. Premier homme au monde, avec l’Inuit Kutsikitsoq, à avoir atteint le pôle géomagnétique Nord, en 1951, avec deux traîneaux à chiens, ce jeune homme de bientôt 94 ans connaît l’Arctique comme personne. Il y a mené 31 missions, du Groenland à la Sibérie en passant par le Canada, le plus souvent en solitaire. Il a partagé la vie des Inuits, appris leur langue, écouté leurs mythes, étudié les minorités boréales, défendu leur «pensée sauvage». Naturaliste, géomorphologue et géocryologue, il a entre autres fondé le Centre d’études arctiques (CNRS et EHESS). Sa bibliographie compte une douzaine de titres, dont les Derniers Rois de Thulé, publié en 1955 dans la mythique collection Terre humaine des éditions Plon, qu’il a créée et dirigée. Ce colosse à la voix tonnante voit grand et loin. Il vient de publier deux gros livres. L’un, Arctica, est le premier tome d’une série de quatre, qui rassemblera ses 700 articles scientifiques (CNRS Editions). L’autre est la troisième édition, revue et augmentée, de l’un de ses ouvrages phares, Ultima Thulé (Chêne). Il vient de relancer la collection Terre humaine, avec l’académicien Jean-Christophe Rufin. Il y publiera l’an prochain un livre sur l’animisme, Uummaa, la prescience sauvage. Il exposera aussi en 2017 ses délicats et vibrants pastels, témoignages des émotions qui l’ont saisi dans la nuit polaire. Jean Malaurie nous a parlé cinq heures, un vendredi soir, dans son bel appartement parisien. Sans interruption, sans boire ni manger. Voici la substantifique moelle de ses propos d’éternel jeune premier boréal.

«Les inuits sont implacables»

«Je suis issu d’une famille bourgeoise et austère. Quand la guerre éclate, je me dis : “Si je m’en tire, je vais être actif, m’engager, je n’écraserai pas l’humilié, l’offensé. Et pour ce faire, je vais avoir besoin de me former, donc je vais aller chez les primitifs.” Je choisis le Nord, l’endroit le plus dur possible, je sens qu’il faut me briser quelque part. Et que ces peuples ont quelque chose à m’apprendre. C’est ce qu’on appelle la prescience. Un scientifique, s’il ne l’a pas, qu’il change de métier !

«Là-dessus, je travaille sur les pierres. Parce que je cherche à savoir comment est née la vie. J’étudie les éboulis, je suis un “éboulologue”. Ces formations du Groenland datent de l’ordovicien, il y a plus de 400 millions d’années, l’époque des trilobites, les premiers vertébrés. Je vois se réaliser ce qui sera au cœur de la doctrine que je soutiens avec James Lovelock, l’homéostasie (1). Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, comme disait Lavoisier. La nature aime l’équilibre et déteste le désordre.

«Ce que je fais intéresse les Inuits. Ils me disent : “Prends cette pierre et écoute, nous, on entend.” Ils considèrent qu’il y a dans les pierres une force étrange qui inspire leurs chamans. Ce qui n’est pas faux, la pierre subit des contractions, ça bouge. Peu à peu, les Inuits donnent une dimension animiste à mon travail. La nature a une vie, nous avons des sens très fatigués, eux l’entendent. En 10 000 ans, ils ont forgé une théologie de la nature : elle a ses mystères, elle est implacable, elle n’est pas bonne. On prend ce qu’il y a de bon, mais la règle absolue est de ne jamais intervenir dans ses lois. Je vis avec eux. Le soir dans mon igloo, ils sont à mes côtés, ils mangent leur viande crue, ils voient que je gratte les pierres, ils m’estiment parce qu’ils savent que c’est difficile.

«La chance de ma vie – sancta humilitas ! -, c’est que je suis très pauvre. Lors de ma première mission au Groenland avec Paul-Emile Victor, en 1948, j’ai été frappé par la dictature des sciences dures. L’expédition comptait des physiciens, des géophysiciens, mais pas de biologiste ni d’ethnographe. Une grande expédition polaire qui oublie les habitants ! En 1950, je pars à Thulé, au Nord du Groenland, où vit le peuple le plus au Nord du monde, seul, sans crédit, sans équipement et ne connaissant pas la langue de cette population. Il faut que les Inuits chassent pour moi, je suis à leur merci. Je les paie très peu, ça ne les intéresse pas, ce qu’ils veulent, c’est que je les comprenne. Ils me disent : “Douze expéditions t’ont précédé. On les connaît, ils ont des carnets, ils notent. Ils ne comprennent rien, ils ne savent pas le mystère qu’il y a chez nous.”

«Les Inuits ne parlent pas, ou très peu. L’essentiel, ils ne vous le diront pas. Ce sont des hommes très difficiles, rudes et cruels. Ils ont tout pour se suicider. C’est tellement dur, il fait – 40° C, il n’y a rien à manger, il faut chasser. Celui qui n’est pas bon chasseur, croyez-moi, il n’est pas aidé par les autres. Dans les périodes difficiles, une mère étrangle sa petite fille sans hésitation. Je l’ai connu. Un nouveau-né. Parfois, c’est pire, une petite de 2 ans, on la chasse toute nue dans le froid, il faut qu’elle meure. Un estropié, un vieillard, il vaut mieux qu’il disparaisse. Le chaman qui se trompe, on le tue. Ils sont implacables. Pour les Inuits, la nature n’est pas bonne, elle est comme elle est. Et ils doivent s’adapter à tout prix. Il faut supprimer ? Je supprime. Et c’est comme ça qu’ils ont survécu. Un Inuit a essayé de me tuer. Mais ils sont aussi capables de gestes inoubliables. Comme cette nuit où l’un d’eux a ajusté une fourrure sous mon cou, c’est ce que j’aurais aimé que ma mère fasse, mais elle était froide, que voulez-vous. Mon maître chaman, Uutaq, de Thulé, a tué deux chasseurs pour prendre leurs femmes. Il n’était pas facile. Mais il m’a adoubé, il m’a chamanisé afin de faire de moi un allié des Inuits pour l’éternité. C’est lui qui m’a dit : “Tu parles avec les pierres.” Les Inuits m’ont formé. Thulé est au cœur de ma pensée, ma tombe sera là-bas.»

«Combien nous sommes fragiles»

«Il faut sacraliser l’Arctique. Il y a des lieux sacrés qu’on ne viole pas, le pôle est sous le signe apollinien, c’est comme Jérusalem ou La Mecque. Si on ne le respecte pas, on va le payer, tout se paie.

«Prenez l’histoire des bases nucléaires américaines. Il y a d’abord celle de Thulé. Le Danemark n’a pas consulté les populations locales, qui ont été déportées à 150 km au nord, en 1953. Un B-52 s’y est écrasé le 21 janvier 1968 avec quatre bombes H. Trois ont été pulvérisées et l’autre est toujours sous l’eau. Les Américains ont utilisé les indigènes pour nettoyer, ils étaient avec leurs pantalons d’ours, beaucoup sont morts contaminés. C’est honteux. Les Inuits tentent de défendre leurs droits. Ils réclament des indemnités considérables. Quant à la base de Camp Century, construite en 1959 à 200 km à l’est de Thulé et fermée en 1967, elle contient des milliers de tonnes de déchets toxiques, qui risquent de resurgir avec la fonte des glaces. Dramatique ! J’ai écrit à la directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, pour demander une enquête : les Américains et les Danois doivent payer pour cette forfaiture. Le Grand Nord est pillé. Dans la mer de Barents, riche en poissons, on exploite du pétrole. Si un pétrolier y coule, on ne peut rien faire. L’exploitation de l’uranium par les Chinois dans le nord-ouest du Groenland est une folie. Ajoutez à ça le réchauffement, le CO2 et le méthane qui se dégagent du pergélisol, l’anthrax mortel échappé des glaces en Sibérie… C’est catastrophique. Or, que fait-on ? Les peuples autochtones n’ont pas été invités à la COP 21, à Paris. Et Donald Trump est climatosceptique. C’est absurde ! Il faut un organisme des Nations unies pour protéger la nature, doté d’un pouvoir puissant. Et former des élites indigènes.

«Mais il y a une indolence chez les Inuits. Ils attendent. C’est l’histoire des pauvres gens qu’on vole. Je remarque la même attitude en France. Je vis à Dieppe, c’est une ville qui souffre, il y a beaucoup de chômage. Eh bien, les gens attendent. La démocratie française a failli disparaître sous Vichy. A l’époque, ma génération n’était pas pétainiste, mais passive. Elle me rappelle un peu la passivité française actuelle. Le Français a peur : des migrants, de l’échec scolaire, du chômage, mais ce n’est pas la révolution. On doute. On attend. Et on attend quoi ? C’est là que les élites sont responsables. La France, je suis désolé, c’est le peuple. Alors il faut savoir lui parler, et surtout savoir l’écouter. Comment le faire parler ? Cela devrait être le travail d’une démocratie. Si vous ne comprenez pas ce qu’est le peuple, il y aura une détestation de la démocratie. Et vous aurez ce qui s’est passé en Allemagne, le désespoir des classes populaires qui vont chercher un parti de force. Il faut réformer. Mais comment ? Il faudrait une forte mobilisation de défense de la nature, inventer d’autres Verts qui soient liés vraiment à des naturalistes, qui fassent comprendre que la nature est implacable. A la fin du tertiaire, les deux tiers des espèces ont disparu. C’est ce qui peut nous arriver. Les médias ne font pas assez comprendre ce qui est en cours, combien nous sommes fragiles, combien notre physique est fragile. Je suis d’une autre génération, j’ai de la force, les jeunes d’aujourd’hui n’ont plus ma résistance. Cet homme blanc assis sur son cul dans des voitures à longueur de journée ou dans des bureaux, il n’est pas normal, il est abîmé. On rentre à la maison, on est là sur son sofa, on regarde la télévision, c’est affreux. C’est à l’image de notre société, on est assistés par des machines, détruits par notre nourriture. L’Occident n’a plus les résistances d’hier, il est en train de disparaître.»

«L’école tue la créativité»

«Pour que le corps social se constitue, l’essentiel, c’est l’école. Or l’école tue la créativité. En France et ailleurs, il faut la réformer. Il faut que le maître aime l’élève, l’écoute, soit à ses côtés, c’est presque un métier de prêtre. Il faut qu’il lui fasse aimer la connaissance, éveille sa personnalité. Qu’il aide l’enfant à penser par lui-même, dès 3 ou 4 ans. Et à aimer la nature. Très tôt, on devrait avoir ce qu’on appelle la leçon de choses. Apprendre à planter une plante, à la regarder. Nous perdons chaque année des forces d’observation. Notre génie est là. Un enfant Inuit, c’est en tétant qu’il apprend tout. La mère lui parle, elle chantonne, évoque des mythes transmis sur 10 000 ans. Au lycée, même chose, j’ai vu des profs qui s’en vont après leur cours. Non ! Vous êtes comme un prêtre, vous êtes ami de l’enfant, et il faut pousser certains. Quant au supérieur, alors là, pardonnez-moi, c’est mon métier. Je suis le doyen de l’école des Hautes Etudes en sciences sociales, j’ai le mérite de mes artères. Qu’est-ce que j’ai vu ? La trahison par les Hautes Etudes de sa fonction. Je n’ai jamais vu mes collègues se parler en dehors des grandes élections. Il faudrait des rapports personnels avec les élèves. Moins mais mieux. Au cours de Derrida, il y avait foule, le contraire de ce qu’il fallait faire, il faut 15 élèves maximum et parler avec chacun d’eux. Si vous n’inventez pas une façon de parler avec l’élève, alors c’est le cours magistral, ça ne touche que très peu d’élites et vous manquez l’essentiel.»

(1) Caractéristique d’un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre.

ParCoralie Schaub

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