Contraception : Taïaut les spermatos

Published 07/02/2017 in Planète

Contraception : Taïaut les spermatos
«Prenatal Memory», série «Salvador Dalí», 1942.

Récit

L’Américaine Elaine Lissner se bat pour mettre sur le marché un gel destiné aux hommes via une injection dans l’urètre.

Il doit exister quelque part, enfoui dans les archives des journaux et des revues scientifiques, un cimetière de projets pharmaceutiques abandonnés. On y trouvera sans aucun doute le cadavre des prototypes contraceptifs masculins, interrompus avant même d’avoir été testés. Mais dans la Silicon Valley, dans sa maison californienne au bout de la rue du laboratoire Bayer, Elaine Lissner, 48 ans, cheveux gris coupés courts et yeux bleus perçants, est en train de les ressusciter.

Ancienne étudiante à Stanford de Carl Djerassi, qui était parvenu à synthétiser la progestérone en 1951, devenant ainsi l’un des «pères de la pilule», cette obstinée s’apprête à être sacrée «mère du Vasalgel». Si tout se passe comme prévu, ce produit devrait représenter le plus grand progrès pour la contraception masculine depuis qu’un entrepreneur d’origine polonaise a trempé un moule phallique dans une bassine de latex il y a plus de cent ans, inventant le préservatif moderne.

Le constat de base est simple. En ce qui concerne les méthodes de contraception réversibles, les femmes ont le choix : pilule, anneau, stérilet, patch, implant… Pour les hommes, c’est plus rudimentaire, hormis le retrait (un rien désuet et peu efficace), reste le préservatif. «L’absence de pilule pour les hommes n’a rien à voir avec la science, on sait exactement comment la développer, expliquait Carl Djerassi aux journalistes au printemps 2014, quelques mois avant de mourir. Mais il n’existe pas une seule boîte pharmaceutique qui accepterait d’y toucher, pour des raisons économiques et sociales, mais pas scientifiques.» Cet intellectuel – écrivain, chimiste, et collectionneur d’art – martelait sans cesse que les risques juridiques liés aux plaintes aux Etats-Unis rendraient impossible le développement de tout contraceptif masculin. Il avait même parié qu’il finirait ses jours avant d’avoir vu se développer une vraie méthode de contraception masculine : «C’est sûr que si cette pilule existait aujourd’hui, il y aurait des millions d’hommes qui la prendraient, assurait-il à la BBC. Mais qui va prendre le risque de la lancer alors qu’il y a de plus en plus d’hommes vieillissants qui commencent à avoir des problèmes d’érection et pourraient incriminer cette pilule ?» Impossible de savoir s’il avait raison sur le pourquoi du comment, il est mort en janvier 2015 en remportant tristement son pari.

Non toxique

Elaine Lissner est, elle, résolue à surmonter le scepticisme de son ancien professeur et à prouver qu’il est possible de mettre sur le marché un produit sans danger, durable et réversible pour les hommes. Pour ça, «rien de très sophistiqué», nous assure-t-elle lors d’un entretien téléphonique. La technologie du Vasalgel est simple : un gel non toxique à base de polymères est injecté dans le canal déférent, qui transporte le sperme vers l’urètre. Il obstrue le passage, bloquant les spermatozoïdes mais laissant passer le liquide séminal, un peu comme un tamis. Pour inverser le processus, une deuxième injection casse le colmatage. «Si nous pouvons prouver qu’il est facilement réversible, alors je crois qu’il représentera la percée la plus significative dans la contraception depuis la pilule», estime le Canadien Ronald Weiss, chirurgien star de la vasectomie, une opération qui consiste à couper les canaux déférents pour stériliser de manière définitive. Peu de chance cependant que l’avancée d’Elaine Lissner soit convoitée par l’industrie pharmaceutique :«Le “problème” du Vasalgel, c’est sa durabilité, explique le chirurgien. L’homme reçoit l’injection et profite de ses effets pendant des années, voire des décennies. Ce n’est pas une pilule qui peut être vendue tous les mois.»

«Moins sexy»

Le combat d’Elaine Lissner pour la contraception commence en 1986 dans la bibliothèque de Stanford, alors qu’elle traîne ses révisions de partiels. «J’ai ramassé un bouquin un peu au hasard, se souvient-elle. Je suis tombée sur une méthode de bains chauds mise au point par une médecin suisse dans les années 40, et qui n’avait jamais été développée. J’étais outrée.» Et puis il y a ses copines de fac qui se plaignent souvent des effets secondaires de leur pilule hormonale. Elle planche alors sur un mémoire autour de huit méthodes de contraception masculine qui existent mais n’ont jamais été mises sur le marché. Puis elle laisse tomber l’université et lance le Male Contraception Information Project, pour sensibiliser le grand public à cette question.

Mais le début des années 90, avec l’épidémie de sida et l’essor de la mifépristone (ou RU 486), molécule utilisée pour fabriquer la pilule abortive du lendemain, ont déplacé les priorités vers un autre front. «Mon projet est arrivé avant son temps», analyse Elaine Lissner. A l’époque, elle envoie plusieurs dossiers de financement, pour un total de 32 000 dollars. Elle en recevra finalement… 435, accordés en catimini par le salarié d’une petite fondation. «J’ai fini par comprendre que ce n’était pas le moment et je suis retournée à l’université terminer mon diplôme.»

Elle reprend son projet un peu plus de dix ans plus tard et lance, en 2005, la fondation Parsemus, organisation à but non lucratif dans laquelle elle investit sa part d’un héritage familial boosté par la flambée de l’immobilier. C’est ainsi qu’elle acquiert, en 2013, les droits de la méthode Risug (pour Reversible Inhibition of Sperm Under Guidance) – rebaptisée Vasalgel. Cette technique inventée dans les années 80 en Inde par Sujoy Guha, un franc-tireur excentrique, a été testée sur des hommes depuis 1989 et la procédure est désormais en fin d’essais cliniques de phase III, dernière étape avant l’autorisation d’un dispositif médical en Inde. Jusqu’à présent, Risug a fonctionné dans près de 100% des cas. Et parmi les centaines d’hommes qui ont reçu une injection du gel de polymères, ni échec ni réaction indésirable grave n’ont été rapportés aux autorités de santé indiennes. Depuis, les équipes de la fondation Parsemus ont effectué quelques améliorations du produit pour préparer son adoubement par la Food and Drug Administration américaine, l’équivalent de notre Agence nationale du médicament.

Car pour Elaine Lissner, il était hors de question d’investir dans une méthode hormonale : «Il ne faut pas s’attendre à ce que les hommes acceptent la même chose que ce que les femmes ont enduré. On n’est plus dans les années 60.» L’approche mécanique, même si «scientifiquement moins sexy» de son propre aveu, semble plus pragmatique : «Tous les spermatozoïdes passent par le même petit tube. Pourquoi taper sur tout l’organisme à coups de massue alors qu’on peut se concentrer sur ce point de passage-là ?» s’emporte-t-elle de sa voix fluette. Et elle se souvient encore avec amertume de l’échec de la «clean sheets pill» (la «pilule des draps propres»), une méthode non hormonale développée par des collègues anglais, mais jamais commercialisée car elle empêchait l’éjaculation (sans pour autant entraver l’orgasme) : «C’était un contraceptif qui, en plus, permettait potentiellement d’arrêter l’épidémie du VIH, mais non, la réponse était : “Pas d’éjaculation, pas d’argent!”»

Sur le mur de son bureau, un poster, dessiné pour une conférence il y a quelques années. Dessus, l’inscription «2016 +» : les prévisions de mise sur le marché du Vasalgel. «A chaque fois que je le vois, ça me fout en rogne. J’étais persuadée d’y arriver à temps.» Le produit a déjà démontré son efficacité et son effet réversible sur les lapins. D’après une étude publiée mardi dans le journal spécialisé Basic and Clinical Andrology, les chercheurs de la fondation ont également prouvé l’effet contraceptif du Vasalgel sur une population de seize singes macaques rhésus du California National Primate Research Center. Hébergés en plein air avec des femelles à la fertilité prouvée, ils ont été surveillés pendant une période allant jusqu’à deux ans, incluant au moins une saison de reproduction. Résultat : «Les mâles traités n’ont eu aucune conception depuis les injections Vasalgel.» Si Elaine Lissner investit tout ce qu’elle peut de l’argent familial dans la fondation, la dernière grosse étape des essais cliniques sur les humains s’avère très coûteuse, entre 3 et 5 millions de dollars. «Et encore, c’est vraiment un petit budget par rapport aux essais cliniques habituels», assure-t-elle.

Engouement américain

Aux Etats-Unis, le temps presse. Plus de 30 000 hommes se sont déjà inscrits pour recevoir des nouvelles de l’avancement du projet. Ils veulent tous être les premiers cobayes et commencent à s’impatienter. «L’autre jour, je suis allée acheter un muffin au café d’en face, raconte la directrice de la fondation. Quand le serveur a compris qui j’étais, il m’a dit qu’il fallait qu’on se dépêche, qu’il attendait les essais cliniques depuis des années et qu’il commençait à en avoir marre !»

Les fonds publics étant asséchés et le peu de moyens restant accordés aux projets sur la contraception féminine, Elaine Lissner a donc décidé de se tourner vers les futurs usagers eux-mêmes. Dans la Silicon Valley, pas compliqué : les cafés et bureaux sont remplis de CSP + qui, selon elle, n’attendent que de pouvoir enfin prendre le contrôle de leur propre reproduction. «Il y a des hommes qui me proposent d’investir des centaines de milliers de dollars si je leur donne la priorité pour les essais cliniques.» Quand on l’interroge sur cet engouement américain, alors que nos collègues français ont tous (sans exception) grimacé lorsqu’on a expliqué le principe de Vasalgel, Elaine Lissner propose une explication culturelle. La vasectomie, taboue en France, est largement répandue aux Etats-Unis : un couple américain sur six y a recours, et les chirurgiens comptent un demi-million de patients par an. Alors la future mère du Vasalgel s’est fixé la fin de l’année pour dégoter les quelques millions nécessaires pour cette ultime étape avant la mise en vente.

ParSofia Fischer

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