Logiciel libre : à la conquête du grand public

Published 06/02/2017 in Futurs

Logiciel  libre : à la conquête du grand public
Au Fosdem (Free Open Source European Developer’s Meeting), dimanche, sur le campus de l’Université libre de Bruxelles.

Reportage

Comme chaque année depuis 2000, les «libristes» se sont retrouvés ce week-end à Bruxelles. Même si des géants comme Microsoft ou Google s’y sont partiellement convertis, beaucoup reste à faire pour sortir de leur logique purement commerciale.

Ce samedi, le campus du Solbosch est bondé, mais ce ne sont pas les étudiants qui circulent d’une salle à l’autre, s’apostrophent dans les couloirs ou s’agglutinent à la cafétéria. Le temps d’un week-end, l’Université libre de Bruxelles (ULB) se transforme en plaque tournante des logiciels dits «libres» : ceux que chacun peut, en toute légalité, utiliser, copier, modifier et partager, notamment parce que leur code source est librement accessible.

Dès le matin, plusieurs milliers de programmeurs se sont donné rendez-vous ici – venus de Belgique, de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, d’Albanie, des Etats-Unis… Comme chaque année depuis dix-sept ans, l’ULB accueille le Free and Open Source Developers’ European Meeting (Fosdem), soit la rencontre européenne des développeurs de logiciel libre et open source. L’affiche promet la présence de «plus de 8 000 hackers», au sens premier du terme, celui de «bidouilleurs» de code informatique. D’un bâtiment à l’autre, on croise des contributeurs de Tails, un système d’exploitation conçu pour l’anonymat et la confidentialité des communications et des données, aussi bien qu’un stand du «Google Summer of Code», le programme du géant de Mountain View qui finance chaque été le développement de logiciels libres par des étudiants.

«Plus de femmes»

Au Fosdem, vient qui veut, gratuitement et sans inscription. «C’est ça qui fait l’état d’esprit de l’événement», sourit le Belge Gerry Demaret, l’un des organisateurs. Avec moins de 100  000 euros de budget, abondé par une douzaine de sponsors et des dons de particuliers, le rassemblement fonctionne surtout à l’huile de coude, l’auto-organisation des participants et l’énergie de quelques dizaines de bénévoles. La toute première édition avait rassemblé entre 100  et 200 personnes. Depuis, le Fosdem a grandi et sa sociologie évolué. «Au début, c’était un public très masculin, entre 20 et 30 ans, se souvient Demaret, qui en est à sa douzième édition. Aujourd’hui c’est réparti sur tous les âges et il y a plus de femmes.» Logique  : depuis le début du mouvement, initié par l’Américain Richard Stallman au milieu des années 80, le «libre» n’a cessé de gagner du terrain. Le grand public, qui utilise toujours dans son écrasante majorité Windows et Mac OS, les systèmes d’exploitation dits «propriétaires» de Microsoft et d’Apple, en a rarement conscience et ne connaît le plus souvent que quelques exemples de logiciels libres : le navigateur Firefox, le lecteur de vidéos VLC, la suite bureautique LibreOffice… Or, les logiciels ouverts font fonctionner au quotidien des serveurs web, des bases de données, des systèmes de cryptographie, ou encore Android, le système d’exploitation pour smartphone de Google. Créé en 1991 par le Finlandais Linus Torvalds, le «noyau» (cœur d’un système d’exploitation) Linux s’est très largement répandu. «L’ordinateur de bord des voitures BMW fonctionne avec lui», rappelle l’Allemand Georg Greve, PDG de Kolab Systems, une plateforme d’outils en ligne (mails, calendrier, partage de fichiers…) qui équipe notamment la ville de Munich, et ne développe que du logiciel libre.

«Il y a quatre ou cinq ans, on a commencé à voir arriver au Fosdem des gens qui venaient des Etats-Unis», se souvient l’Italien Stefano Zacchiroli, maître de conférences à Paris-VII et habitué de longue date de cette grand-messe européenne des «libristes». Car même les géants de l’informatique et du numérique ont compris l’intérêt du développement ouvert et collaboratif. Il semble loin le temps où les pontes de Microsoft voyaient dans les partisans d’une réforme de la propriété intellectuelle des «communistes d’un nouveau genre», et dans le logiciel libre un «cancer»…

Voir aussi Notre diaporama photo au Fosdem

Un participant porte un t-shirt aux couleurs du navigateur Firefox, l'un des logiciels libres les plus connus du grand public.

Biens communs

Le mastodonte de Redmond est aujourd’hui un contributeur de poids sur la plateforme de partage de code GitHub. «La manière la moins coûteuse de produire, c’est de partager, lance Mirko Boehm, le patron d’Endocode, un fournisseur de services informatiques installé à Berlin. Les entreprises voient bien l’intérêt de mutualiser les efforts sur les aspects “non différenciants”, ceux où il n’y a pas de concurrence.» C’est aussi un bon moyen de repérer et d’attirer les talents du secteur. «Développer des technologies libres aide à recruter de bons ingénieurs», résume Zacchiroli.

Microsoft a même rejoint, en novembre, les rangs de la fondation Linux, le consortium à but non lucratif qui finance le développement du noyau du même nom, et où on trouve aussi Fujitsu, IBM, Intel, Samsung ou Twitter. Mais pour Stefano Zacchiroli, si le logiciel libre est devenu «incontournable» sur le plan technologique, le reste n’a pas forcément suivi. «Linux est de plus en plus populaire, de plus en plus utilisé, mais ça ne s’accompagne pas d’une plus grande liberté pour l’utilisateur», regrette-t-il. C’est tout le paradoxe d’un mouvement qui n’a cessé de gagner du terrain à tous les niveaux sauf en bout de chaîne, dans nos interactions quotidiennes avec nos ordinateurs et nos smartphones.

A la fin des années 90, la communauté «libriste» s’est déchirée entre les partisans du terme «logiciel libre», qui insistaient sur les libertés garanties aux utilisateurs, et ceux de l’open source, qui mettaient en avant l’efficacité induite par l’ouverture du code. Or, si les géants du secteur ont compris le profit qu’ils pouvaient tirer de «biens communs numériques» construits par des communautés de développeurs, ils n’en ont pas pour autant changé le cœur de leurs business models. Des «briques» ouvertes ne font pas un plan de maison librement accessible : Windows est toujours verrouillé, et Android n’est qu’en partie transparent. «Google a changé son approche, tacle Georg Greve. Ils sont passés de la position d’outsider qui ouvre le plus possible à celle d’acteur dominant qui essaie de refermer.» Au fil des ans, le logiciel libre a pourtant généré des modèles économiques. On ne vend pas le code, puisqu’il est à la disposition de tous, mais ce qu’il y a autour : des solutions clé en main pour les entreprises, comme l’Américain Red Hat, du service, de la maintenance… En France, selon une étude du cabinet Pierre Audoin Conseil, le secteur générait en novembre 2015 un chiffre d’affaires annuel global de plus de 4 milliards d’euros, et pourrait représenter 13 % du marché des logiciels et des services en 2020, contre 5 % en 2012.

«Perte de vie privée»

La dynamique pourrait-elle s’accélérer ? L’Allemand Frank Karlitschek en est convaincu. Il y a neuf mois, il a lancé Nextcloud, une solution entièrement libre d’hébergement de fichiers «similaire à Dropbox et Google Drive». L’entreprise compte aujourd’hui 25 salariés, plus une centaine de contributeurs bénévoles et travaille avec des ministères. De fait, le contexte est plutôt porteur. Après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de la NSA, et alors que le stockage de données à distance – le cloud computing – ne cesse de se développer, les acteurs du libre, pour l’essentiel des petites et moyennes entreprises, font valoir leur statut d’alternative de proximité à l’emprise des géants américains du Net.

«Les gens comprennent qu’on ne peut plus ne pas se soucier de l’endroit où les données sont stockées», relève Karlitschek. Et la transparence du code est un argument supplémentaire. En France, les débats autour de la loi numérique, ou les polémiques sur les contrats passés entre Microsoft et les pouvoirs publics, en ont témoigné : la question de la souveraineté technologique est devenue un enjeu politique.

Reste qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres. «Les gouvernements européens ne devraient pas se laisser enfermer dans le cloud américain, peste Georg Greve. Il y a un manque de volonté politique.» Mais pour lui, c’est aussi la communauté des développeurs de logiciel libre qui doit évoluer vers «une approche plus professionnelle, plus orientée vers les usagers». «On ne gagne pas des utilisateurs en disant “on est pareil que Windows, mais en moins cher”», résume de son côté Frank Karlitschek. «La partie de la technologie qui relève des biens communs va continuer à croître, juge Mirko Boehm. Le logiciel libre est toujours une amélioration, sauf quand le logiciel propriétaire est meilleur que les alternatives ouvertes, parce qu’il y a une perte d’ergonomie. C’est pour cela que le libre et l’ open source se sont développés dans tous les secteurs sauf la bureautique. Nous n’avons pas convaincu les utilisateurs et pour le moment, le problème de la perte de vie privée ne compense pas cette question de la facilité d’usage.» En tout état de cause, à l’heure de débats de plus en plus vifs sur l’opacité des algorithmes qui nous entourent, les partisans de l’ouverture du code ont une carte à jouer.

A Bruxelles, pendant deux jours, le Fosdem a fait le plein. On y a noué des contacts, échangé des idées, travaillé ensemble. Et la salle consacrée à la présentation de projets visant à «décentraliser» le réseau – des fournisseurs associatifs d’accès à Internet aux boîtiers permettant d’avoir son propre cloud chez soi, en passant par de nouveaux modèles de réseaux sociaux – a fait salle comble tout le dimanche. Sur ce terrain, on en est encore, reconnaît Stefano Zacchiroli, aux «prototypes». Mais l’énergie et l’envie sont là, et les alternatives sur lesquelles planche la communauté «libriste» font sans nul doute écho aux aspirations de ceux et celles qui ne se résolvent pas à voir s’évanouir les promesses originelles de partage et d’émancipation portées par le numérique.

ParAmaelle Guiton

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