Podemos : «Nous avons grandi trop vite»

Published 12/02/2017 in Planète

Podemos : «Nous avons grandi  trop vite»
Douze mille personnes étaient réunies ce week-end à Madrid, au congrès de Podemos.

Reportage

Pablo Iglesias a vu sa ligne antisystème confortée lors du congrès du parti de la gauche radicale espagnol. Mais la fracture avec l’aile réformiste de son rival Iñigo Errejón demeure.

Au moment où Pablo Iglesias prend la parole, dimanche, un courant électrique parcourt les gradins du palais de Vistalegre, un colosse de béton circulaire qui héberge aussi bien des corridas que des concerts de rock. Face à 12 000 militants enfiévrés, arborant tee-shirts et polaires mauves – la couleur de Podemos -, le politologue à la queue-de-cheval lance sa diatribe. «Camarades, le vent du changement continue de souffler. Nous sommes l’avant-garde d’une Espagne qui ne supporte plus la corruption et la morgue des élites politico-financières. Nous sommes à l’aube d’un nouveau contrat social, où le peuple n’est plus un sujet ou un laquais, mais le protagoniste de son destin !» Des salves d’applaudissements ponctuent la harangue du secrétaire général et cofondateur de ce parti qui, trois ans seulement après sa fondation, a bouleversé la politique espagnole en devenant la troisième force parlementaire, sur les talons d’un parti socialiste moribond.

Les multiples interventions de Pablo Iglesias ont marqué le deuxième congrès de la formation de gauche radicale, à Vistalegre, un quartier populaire de la périphérie sud-ouest de Madrid. Un congrès placé sous le signe de la division, du risque d’implosion et des guerres fratricides entre deux camps : celui de Pablo Iglesias, le leader charismatique, qui défend une ligne dure, sans concessions, peu enclin à «pactiser» avec les socialistes, et souhaitant«cultiver et développer une masse populaire qui finira par faire trembler les élites» – de l’autre, celui d’Iñigo Errejón, lui aussi issu des sciences politiques, mais plus pragmatique, modéré, convaincu que le combat passe davantage par le Parlement et les institutions que par la rue. Entre les deux amis d’hier, un tandem qui a porté Podemos, c’est désormais la guerre ouverte. Lors du premier congrès de Vistalegre, en octobre 2014, on pouvait les voir bras dessus, bras dessous – cette fois-ci, ils sont apparus séparés, et leur froide et fugace accolade face au public n’a trompé personne.

Malaise général

Dimanche vers midi, les jeux sont faits : adoptée par 60 % des quelque 150 000 votants, la liste d’Iglesias a écrasé celle de son frère ennemi Errejón, ainsi que celle des «anticapitalistes» les plus radicaux. Non loin de son rival déconfit, l’homme à la queue-de-cheval arbore un sourire rayonnant. Il est réélu à la fois secrétaire général, membre du Conseil citoyen (l’organe directeur de la formation, qui compte 62 personnes), et sa ligne politique s’est imposée. Pour dissimuler le malaise général, Pablo Iglesias lance : «Podemos demeure un parti uni, je compte sur tout le monde pour continuer sur notre route ! Ce parti a été créé pour aller jusqu’à la victoire.» En face, l’auditoire scande «Unidad ! Unidad !»… Comme un exorcisme de déconvenue.

Durant tout le week-end, sur les lèvres aussi bien que sur les gradins pavoisés de gigantesques étoffes mauves, «unidad» fut le leitmotiv. Un appel à l’unité parce que, précisément, tous – les participants venus de tout le pays, les 450 000 membres inscrits, les 5 millions de votants aux législatives de juin – savent que leur mouvement est au bord de l’implosion. Grande, brune, Elena Gutiérrez n’a que 18 ans et fait partie du demi-millier de volontaires. Comme les cinq cofondateurs du parti (dont Iglesias et Errejón), elle étudie les sciences politiques à l’université madrilène de la Complutense. Son père est concessionnaire, sa mère vendeuse au Corte Inglés, le BHV espagnol. Ils tirent le diable par la queue, et elle ne pourrait étudier en fac sans sa bourse : «Pour moi, Podemos, c’est l’espérance, mon rayon de soleil. Pour moi et tous les gens humbles. Je suis bien consciente des rivalités, des luttes, des ambitions personnelles. Mais je sais aussi qu’on n’a pas d’autre choix que de maintenir l’unité.»

Une frontière invisible semble séparer les militants «pablistas» (Iglesias), «errejonistas» et «anticapitalistas». Mais chacun défend l’impérieuse nécessité d’éviter à tout prix la scission. José María Marín, 48 ans, technicien en arts de la scène, se montre optimiste : «Nous sommes un parti jeune qui a grandi vite, sûrement trop vite. Et bien sûr, nous commettons des péchés de jeunesse, nous tombons dans le piège des egos et des impatiences.» Une référence aux insultes échangées récemment entre les différents camps sur les réseaux sociaux, où Podemos règne en maître, un monopole qui a contribué à ringardiser les deux partis classiques, les socialistes du PSOE et les conservateurs du Parti populaire (PP), au pouvoir. Le Premier ministre, Mariano Rajoy, a été reconduit samedi à la tête de ces derniers. Au côté de José María Marín, Miguel Angel Alzamora, quadra lui aussi, sociologue et travailleur social, acquiesce : «Je crois que ce congrès marque notre arrivée à l’âge adulte. C’est un Podemos mature qui sortira de là. Plus que jamais, nous constituons une vraie alternative.»

Tout le monde, loin s’en faut, ne partage pas ce bel optimisme. Pour beaucoup, la guerre intestine mine le mouvement de l’intérieur. A l’instar de Yolanda, membre d’un des six «círculos» (cercles, l’organe de base du parti) de Móstoles, une cité-dortoir en périphérie de Madrid : «Je n’aime pas ce qui se passe. Dans ma ville, on m’a mis dans un courant contre ma volonté. Je me sens manipulée et je pense que les querelles personnelles et stratégiques l’emportent sur le projet politique lui-même.» A écouter les uns et les autres, «Pablo» et «Iñigo» partagent le même dessein, le même idéal, à savoir gouverner l’Espagne en lui rendant sa souveraineté (politique, sociale et économique) mais ils divergent quant à la manière d’y parvenir. Pour simplifier, le premier estime qu’il faut «récupérer la rue, avant de donner l’assaut aux institutions», le second préconise une modération permettant «de gagner en force dans les Parlements, les régions, les municipalités, et de grignoter le pouvoir institutionnel».

Garde prétorienne

«Calle» et «Instituciones», la rue et les institutions : cette dialectique survole tous les discours, opinions, débats et différends. «Pour moi, en plus d’un combat de coqs, la division entre Pablo et Iñigo, c’est le dilemme entre ces deux pôles, confie Sarai Martínez, élue municipale à Mataró, bourgade proche de Barcelone. Lorsque tu entres dans une institution, tu te coltines les difficultés, les lenteurs, les impossibilités mêmes. Derrière, tu as les militants qui te réclament des comptes sur ce que tu as pu changer ou pas, et c’est logique qu’il en soit ainsi. Mais ce grand écart entre rue et institution est précaire, et difficile à maintenir.» Même son de cloche de la part d’un groupe de femmes, pendant la pause déjeuner – elles appartiennent à un courant dissident, pro-Errejón, «Transparentes», regroupant des plus de 45 ans pour qui le parti a été vampirisé par de jeunes «pablistas» : «C’est bien joli la rue, s’étrangle Rocío, mais c’est au moyen du Parlement, en votant des lois, qu’on change réellement la vie des gens. C’est là que le combat doit se mener. Or, depuis un an, Pablo Iglesias s’est laissé embarquer par une garde prétorienne qui ne parle que de galvaniser les foules et d’enflammer la colère du peuple.»

Purges

Les immenses arènes de Vistalegre, aux murs de béton tristes bordés de boutiques, ont semblé héberger ce week-end une corrida politique. A l’entrée, un dessin en couleurs représente d’ailleurs Iglesias sous la forme d’un matador, tandis qu’Errejón, lui aussi en habit de lumières, s’apprête à lui couper sa queue-de-cheval. En tauromachie, c’est par ce rituel qu’un torero met fin à sa carrière. «Ils se trompent, commente Carmen, retraitée. Sans ce duo complémentaire, le parti ne tiendra pas.» Plus loin, dans les coulisses, Carlos et José María se sont isolés de la foule. Ces deux éleveurs vétérinaires sont venus de Binéfar, dans la province agricole de Huesca, en Aragón. Avec la défaite d’Errejón, ils craignent le pire, à commencer par des purges au sein de l’appareil : «Ils parlent de nouvelle politique, mais ils s’étripent comme les politiques à l’ancienne, se désole José María. Nous, on n’avait jamais été en politique, nous soutenons Podemos pour qu’il serve de résonance à notre voix, du fond de la campagne. Nous sommes ceux d’en bas, gouvernés par une caste qui défend l’ultralibéralisme. C’est pour cela que nous sommes là. Mais s’ils s’étripent et ne savent pas grandir dans la pluralité et la démocratie interne, alors Podemos ne tiendra pas le choc. Et alors, de nouveau, nous ne compterons plus pour personne.»

ParFrançois Musseau, Correspondant à Madrid

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