Benoît Thieulin : «L’Internet est sorti du temps de l’innocence»

Published 18/06/2015 in Société

Benoït Thieulin, président du Conseil national du numérique.

interview

Alors que Manuel Valls présente ce jeudi la «stratégie numérique du gouvernement», le président du Conseil national du numérique, Benoît Thieulin, explique les grandes lignes du rapport de synthèse qu’il remet au Premier ministre.

Ce jeudi, un peu avant midi, le Premier ministre présentera à la Gaîté lyrique, à Paris, la «stratégie numérique du gouvernement», à l’issue de la remise d’un copieux rapport préparé par le Conseil national du numérique (CNNum). Intitulé «Ambition numérique», ce document fait la synthèse d’une concertation de plusieurs mois, organisée à la demande du Premier ministre, qui a réuni quelque 5 000 contributeurs. Des propositions destinées à alimenter la réflexion de l’exécutif, notamment la «grande loi sur le numérique» qui se fait attendre depuis deux ans. Pendant la campagne présidentielle, François Hollande avait évoqué un «habeas corpus numérique». En octobre 2012, Fleur Pellerin, alors ministre déléguée à l’Economie numérique, avait annoncé un projet de loi pour «garantir la protection des données personnelles et la vie privée sur Internet» pour le premier semestre 2013. Aujourd’hui, du côté d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au numérique désormais en charge du projet, on évoque une présentation au Parlement à l’automne, après un passage en conseil des ministres dont la date n’est pas encore arrêtée. A l’occasion de la présentation du rapport (qui sera rendu public à 13 heures) et des annonces du Premier ministre, le président du CNNum, Benoît Thieulin, répond aux questions de Libération.

A quoi va servir ce rapport «Ambition numérique» que vous remettez au Premier ministre ?

La mission du CNNum, c’est de représenter les forces montantes du numérique, entrepreneuriales, sociales, universitaires, financières… Or le numérique n’est plus un secteur, c’est une transformation générale de l’économie et de la société. Il n’y a quasiment plus un projet de loi sans volet numérique. Sur les textes législatifs, nous sommes régulièrement saisis pour avis, ou nous nous saisissons nous-mêmes – nous en avons rendu une dizaine depuis deux ans et demi – y compris des avis négatifs, par exemple sur les questions de sécurité (1). Mais c’est une méthode assez discutable, qui nous laisse généralement peu de temps. Nous pensions qu’il fallait un travail global de réflexion stratégique. C’est le discours que nous avons tenu à Jean-Marc Ayrault, puis à Manuel Valls, qui nous a confié une consultation très large. L’objectif était de se concerter avec l’ensemble de l’écosystème numérique, puis de livrer des recommandations très opérationnelles pour pousser à des modifications, soit dans les lois existantes et à venir, soit, pour les grands principes, dans une grande loi sur le numérique. La dernière de ce type, c’était la loi pour la confiance dans l’économie numérique en 2004. A l’époque, on ne parlait pas de big data ou d’objets connectés, il n’y avait pas eu d’affaire Snowden… Nous pensons qu’il faut toiletter le droit, mais aussi réfléchir à ces grands principes fondateurs, qui devraient faire leur entrée dans le droit positif français et européen.

Quels sont ces grands principes que vous défendez ?

Le premier, c’est la neutralité du Net. Nous commençons à être impatients, parce que c’est fondamental. La neutralité des réseaux, le principe d’égalité, de non-discrimination, c’est ce qui a fait la fécondité d’Internet, tant d’un point de vue citoyen que d’un point de vue économique. Ce principe doit être gravé dans le marbre. Ensuite, il y a la question des grandes plateformes du Net. Il y a une inéquité fiscale totale entre les opérateurs, qui paient l’impôt, et les plateformes qui ne s’en acquittent pas. C’est en train de changer au niveau européen sur la TVA, mais sur l’impôt sur les sociétés, ça n’est pas réglé. Il faut aussi consacrer le principe de «loyauté des plateformes», dont nous avons discuté avec le Conseil d’Etat. Un algorithme ne cherche pas à être neutre, mais il faut qu’il soit loyal envers ses utilisateurs. Nous proposons la création d’une agence européenne de notation de la loyauté, qui soit capable de faire un travail d’expertise pour dire, par exemple, si un moteur de recherche porte atteinte au droit de la concurrence. Il y a également la portabilité des données, avec la capacité pour un utilisateur d’embarquer ses données d’un service à un autre ou de les partager, et l’autodétermination informationnelle, la possibilité de décider de l’utilisation de ses données personnelles. Celles-ci sont trop souvent dans un flou juridique : on ferme les yeux en signant des conditions d’utilisation généralement illisibles, dont on ne sait pas de quel droit elles relèvent. Les principes doivent primer sur ces conditions d’utilisation. La grande difficulté de tous ces débats, c’est qu’ils sont technologiques en apparence, mais dans le fond très politiques. Si vous parlez à quelqu’un dans la rue de neutralité du Net, il va probablement vous répondre qu’il ne sait pas ce que c’est, que cela ne le concerne pas. Alors que sa liberté d’expression, ou sa capacité à créer une entreprise pour devenir le nouveau Google, sont tributaires de ce principe.

Ces questions-là sont aussi débattues en Europe. D’ailleurs, votre rapport est sous-titré «Pour une politique européenne et française de la transition numérique»…  

Nous discutons aussi avec la Commission européenne, qui est en train de pousser sa feuille de route sur le marché unique numérique européen, et que nous devons revoir en juillet. Il y a un débat, aujourd’hui, pour savoir si toutes ces questions doivent plutôt être poussées au niveau national ou au niveau européen. J’ai deux réponses à cela. La première, c’est qu’il ne faut pas seulement réfléchir au principe de subsidiarité dans la hiérarchie des normes, mais aussi à un principe de subsidiarité dans le temps. Une directive va mettre cinq ans à voir le jour : à l’heure du numérique, c’est une éternité ! C’est aux droits nationaux d’anticiper et de gérer la transition. Et il faut aussi faire de la politique. Récemment, sur les questions de transport frontalier, les Allemands ont fait passer une loi dont ils savent très bien qu’elle contrevient au droit européen, pour provoquer un débat. Pour ces deux raisons, nous pensons qu’il faut inscrire ces principes dans le droit français, quitte à ce qu’ils passent plus tard dans le droit européen.

Y a-t-il une approche française et européenne à affirmer, face à une approche américaine historiquement moins régulatrice ?

Il y avait, chez les pères fondateurs d’Internet et du Web, un projet d’autonomie politique, de mise en réseau, de partage de la connaissance. Et le Web est né en Europe, on ne le dit jamais assez (2)… Ce que je constate, c’est qu’il y a effectivement une dérive d’une partie de la Silicon Valley, où la disruption est le levier d’une totale dérégulation dans tous les domaines. Cela pose un vrai problème de concurrence avec les grands services publics. C’est aussi parce qu’en vingt ans, ces services publics ont été incapables de s’adapter à l’innovation. Or si le ministère de la Santé ou Pôle Emploi ne se mettent pas au niveau, le public choisira des plateformes privées contre les services publics. Est-ce qu’il faudra un jour demander un droit de vote chez Amazon ou Facebook ? Il faut, de la part des puissances publiques, une accélération dans la capacité à améliorer les interfaces et les services rendus. Et peut-être aussi s’interroger sur certains choix. Sur le dossier médical partagé, on a tellement voulu mettre des protections partout que nous avons, en France, dix ans de retard. En mettant tellement d’exigences, on laisse les entreprises privées avancer sur ces terrains avec, elles, beaucoup moins d’exigences. Cela ne veut pas dire qu’il faut trancher dans un sens ou un autre, mais qu’il faut réfléchir à cette aune-là, si on veut éviter qu’un jour ce soit Le Bon Coin qui gère les offres d’emploi.

De plus en plus d’acteurs du numérique disent qu’il faut repolitiser ce débat, c’est aussi votre cas. C’est l’ère du désenchantement ?

L’Internet est sorti du temps de l’innocence. Pendant vingt ans, les combats étaient assez simples, un peu comme la République était belle sous l’Empire : tous les geeks étaient d’accord pour dire que l’enjeu était de convaincre ceux qui ne l’étaient pas du fait que nous vivions une transformation sans précédent. Nous avions raison et, de ce point de vue-là, nous avons gagné. Plus personne ne nie que la transformation numérique est, avec la transition écologique, la grande question posée à nos sociétés. Ce combat-là est derrière nous. Mais aujourd’hui, quel est le numérique que nous voulons ? Dire qu’il faut politiser, qu’il faut cliver, c’est dire qu’il n’y a pas de déterminisme technologique, que c’est à nous de choisir entre les évolutions possibles de la transformation numérique. Il y a une vision libéralo-libertaire, qui est celle de quelques grandes plateformes, et une vision plus équilibrée, qui réfléchit davantage à la manière dont on doit encadrer ces pratiques, et qui se pose la question de la responsabilité sociale, économique, environnementale. Quand de grands acteurs captent une grande partie de la valeur de l’économie contributive sans s’acquitter de l’impôt, qui finance l’école, les hôpitaux, la protection sociale, ils scient la branche sur laquelle ils sont assis, parce que cette économie contributive s’appuie sur des citoyens formés, en bonne santé, qui ont du temps libre.

Vous le dites vous-même, le numérique est une dimension de tous les projets de loi. Sur la loi antiterroriste de l’hiver dernier ou sur la loi renseignement, votre point de vue n’a pas été écouté. A quoi servez-vous, et à quoi va servir une loi sur le numérique ?

C’est vrai, sur les questions de sécurité, nous n’avons jamais été entendus. Mais nous l’avons été davantage sur les questions de fiscalité, d’éducation, d’innovation… Et c’est aussi, probablement, parce que nous avons émis des avis défavorables à un certain nombre de reprises que l’écosystème numérique nous a jugés légitimes pour faire ce travail de concertation. Je ne dis pas que j’en suis satisfait, mais en 2013, Fleur Pellerin nous avait dit «Vous devez être le poil à gratter du gouvernement», et nous avons montré que nous pouvions l’être. Dans les 70 recommandations que nous transmettons, il y a ces grands principes que nous poussons, qui justifient la loi sur le numérique, mais il y a aussi beaucoup de propositions qui sont destinées à venir amender d’autres lois, et c’est un point important. Les idées que nous mettons en avant ne sont pas forcément celles que le gouvernement avait en tête, il y en a certainement avec lesquelles il sera en désaccord, ou avec lesquelles il est déjà en désaccord. Nous verrons bien, à la fin de notre mandat, quel sera le bilan.

On a le sentiment que dès que le débat touche aux questions les plus régaliennes, à la liberté d’expression ou à la vie privée, vous n’êtes plus écoutés…

La neutralité du Net, la loyauté des plateformes, l’autodétermination informationnelle, ou la question des biens communs sont des sujets essentiels, qui touchent aussi aux libertés fondamentales. J’espère bien que le gouvernement montrera que sur ces questions, il nous aura, cette fois-ci, écoutés. Le rendez-vous est pris, et nous espérons que là-dessus, il y aura un grand signal favorable. Si nous emportons le morceau sur ces grands principes, pour le coup, le bilan numérique sera bon.

(1). Notamment sur la loi de programmation militaire de décembre 2013 et la loi antiterroriste de novembre 2014. Le CNNum a également exprimé de fortes réserves sur le projet de loi sur le renseignement.

(2) Le britannique Tim Berners-Lee, qui travaillait à l’époque au CERN à Genève, est considéré comme l’inventeur du World Wide Web au tournant des années 90.

ParAmaelle Guiton

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