Les leçons du gloubi-bulgare

Published 08/10/2017 in Sports

Les leçons du gloubi-bulgare
Corentin Tolisso et Antoine Griezmann aux prises avec Petar Zanev, samedi à Sofia.

Foot

Victorieux à Sofia (1-0) samedi, les Bleus ont eu l’humilité et l’élégance de rentrer dans le combat d’arrière-cour que leur imposaient leurs modestes adversaires. A une exception près : Kylian Mbappé n’y a rien compris.

«Moyen.» Celle-là, on a eu l’impression que Kylian Mbappé (18 ans) l’a lâchée avant même d’arriver devant les micros. La casquette à l’envers, cette drôle de moue qu’il prend quand il fronce les sourcils pour faire sérieux et qui le rend plus enfantin que jamais, ce mélange d’assurance et de politesse – jamais il ne montre d’impatience ou d’agacement quand on lui pose une question – qui fait un tabac auprès des médias, du moins pour l’heure.

Spectacle horrible

Ça va, Kylian ? Comment tu te sens ? «Bah… moyen, quoi.» A cet instant, les Bleus ont plié (1-0) la sélection bulgare dans son stade Vassil-Levski de Sofia depuis une petite heure, s’ouvrant en grand la possibilité d’une qualification directe pour le Mondial russe de juin, qui sera effective si l’équipe de France bat une sélection biélorusse déjà éliminée, mardi à Saint-Denis (lire encadré). Quand le milieu Blaise Matuidi, unique buteur du match, est monté le dernier dans le bus qui ramenait son équipe à l’hôtel, il a été accueilli par les hurlements de ses coéquipiers avant de se faire chambrer – «ben alors, mon Blaise !» entendu à la volée – comme dans tous les vestiaires victorieux du monde.

Juste avant, Matuidi a gentiment mais fermement réglé un compte avec la presse, un journaliste ayant fait une allusion à ses «pieds carrés», mardi à Clairefontaine : «Je sais ce que je vaux, je connais mes défauts, mes qualités… Pour le reste, vous êtes en droit de dire ce que vous voulez mais nous, on fait notre boulot. L’important, c’est l’équipe. Ce soir [samedi, ndlr], c’était une vraie bataille, un match d’hommes. On s’est comportés comme des guerriers.»

Avant lui, les Bulgares Nikolay Bodurov et Stanislav Manolev s’étaient posés devant les caméras avec la tête mâchée, celle de celui qui a passé la nuit dans sa machine à laver. Le capitaine des Bleus, Hugo Lloris, est passé tout énervé, peut-être parce qu’on lui avait piqué son shampoing : «On a vu un match d’hommes.» A une exception près, les autres ont déroulé. Le milieu Corentin Tolisso : «On a livré une bonne bataille. On a réussi à gérer ça grâce aux cadres.» Le défenseur Lucas Digne : «Un combat où on a été solidaires, ça aide son match.» L’attaquant Antoine Griezmann, touillant son maté : «Il y avait des soldats sur le terrain, des deux côtés, d’ailleurs. Il fallait tout mettre, comme pour la demi-finale de l’Euro au Vélodrome contre l’Allemagne [chef-d’œuvre d’abnégation à leurs yeux, les Bleus ayant battu 2-0 une Mannschaft ultra-dominatrice]. Ce sont de très gros matchs, tu vis des moments difficiles où c’est important d’être solide.»

Des tribunes, le spectacle était horrible. La pluie, le froid, les provocations : le pendant footballistique d’un après-midi d’octobre sous les trombes d’eau à Sofia, ce deuxième temps dans le ressenti du froid qui laisse deviner la proximité temporelle ou géographique de la neige, les chaussées défoncées piégeant des flaques d’eau de deux mètres de rayon et l’obscurité qui tombe comme un couperet sur les rues sombres à 16 h 30. Le match : mal éclairé aussi, violent, où les locaux se sont battus avec leurs armes, en pressant un Adrien Rabiot dont le détachement paraissait aussi décalé que s’il participait à une chasse à courre. Et en chauffant Tolisso – deux semelles sur lui à cinq minutes d’intervalle – pour que le néo-Munichois déplombe et laisse sa sélection finir à dix contre onze. Ce n’est pas passé loin. A un quart d’heure de la fin, une charge à l’épaule de Djibril Sidibé a été saluée par des cris de singe en contrebas de la tribune centrale, légèrement excentrée sur la gauche face au terrain. Les Bleus étaient dans un trou.

Tous les repères qui font leur ordinaire de footballeur millionnaire avaient disparu : la visualisation du lieu avec la piste d’athlétisme très «vintage pays de l’Est» autour du terrain, les deux tribunes derrière les buts vidées pour donner l’illusion de la présence et du nombre sur les côtés, cette sorte de gentlemen agreement qu’adoptent sans même y penser ceux qui se côtoient à l’année dans leur championnat domestique ou en Ligue des champions… Les Bleus avaient devant eux des fantômes, non pas ceux des glorieuses générations de joueurs bulgares ayant précédé ceux-là, mais des types qui louvoient entre des clubs turcs de milieu de tableau et leurs équivalents polonais, humbles serviteurs du jeu servant accessoirement (on recommande les rapports annuels des ONG anticorruption, le foot n’est jamais oublié) de supports à des transferts finissant pour partie dans la poche d’intermédiaires chypriotes.

Griezmann enchanté

Sur le terrain, la violence du combat et des situations était celle-là : la rage existentielle de ceux qu’on oublie le reste du temps. On peut toujours se pincer le nez : c’est du foot. Et Antoine Griezmann a adoré. La semaine avait pourtant été pénible pour le Madrilène, en difficulté en Bleu depuis un an. Les premiers entraînements à Clairefontaine lui avaient fait comprendre que le sélectionneur, Didier Deschamps, en avait terminé avec ce régime d’exception composé voilà seize mois pour le mettre en valeur, ce 4-4-2 (quatre défenseurs, quatre milieux et Griezmann qui joue juste derrière un joueur de pointe en attaque, Deschamps préfère le 4-3-3, avec un seul joueur d’axe devant) arraché au milieu des éclats de voix à la mi-temps du 8e de finale de l’Euro 2016 remporté contre l’Eire. Griezmann aurait pu maronner. Après le match de Sofia, il a pris la parole dans le vestiaire pour dire combien il avait adoré la rencontre, la tension, la solidarité et même, pendant qu’il y était, la raréfaction des ballons d’attaque qui commandait aux joueurs de devant de basculer dans autre chose.

Le gaillard étant parfois difficile à prendre au sérieux, on se demande un peu comment son discours a été reçu par un cartésien comme Raphaël Varane, par exemple. Mais la fascination de Griezmann pour la garra charrúa uruguayenne que lui ont infusée – tout comme le goût du maté – ses coéquipiers sud-américains de l’Atlético, ce mélange intraduisible de hargne, de courage et de conviction est connu depuis un moment. Surtout, le match de Griezmann a plaidé pour lui : tout en haussant son niveau d’agressivité, il a constamment essayé de jouer au ballon, comme si l’un ne contredisait pas l’autre. Quand il est sorti du terrain, on a eu l’impression que Griezmann mesurait 10 mètres de haut. Les cloches de la vérité ont tinté là, sous les trombes d’eau : on essaie (lire Libération de samedi ) de transformer le joueur en personnage de BD tiré à quatre épingles et à la psychologie aussi épaisse qu’une feuille de papier à cigarette. L’intéressé s’est sans doute un peu égaré là-dedans en pensant que c’était bon pour lui, et il aura fallu le contexte sombre et déglingué du stade Levski pour le ramener à une forme de cohérence entre son image et sa nature. Mbappé, lui, était sorti un peu avant, à cinq minutes du terme. En faisant traîner.

À l’estomac et à l’instinct

Alors, Kylian ? «Moyen.» Mais encore ? «Des coups, des bagarres, la balle qui sort en touche toutes les deux minutes… Pas très beau à jouer ni à regarder.» Puis : «On a beaucoup de grands joueurs, tout le monde le sait, toute la planète le sait. Mais après, il faut une grande équipe. Les automatismes entre les attaquants viendront avec le temps. On n’était pas non plus dans un grand jour.» Bah, ça dépend qui. Griezmann expliquait justement à l’instant qu’il venait de trouver son chemin de Damas. Et les automatismes ne viendront jamais : ce n’est pas la vie en club, mais celle de la sélection. Où on n’a plus le temps de rien. Deschamps a deux véritables séances d’entraînement maximum par rassemblement pour bricoler, ça fait entre cinq et dix par an hors préparation pour les phases finales. En attendant d’y être, la vie en Bleu se négocie à l’estomac et à l’instinct. En regardant où on est tombé aussi. Mbappé est passé par Sofia mais il n’a rien vu. Les Bulgares lui ont parlé de sport et l’ont invité à une cogne au troisième sous-sol, mais il est resté en surface, dans sa vie de club, là où il refile le ballon à Neymar et où le foot est un spectacle, un spectacle supersonique, dont l’aune principale (exclusive ?) est la vitesse. Samedi, Griezmann a partagé tous les ballons qu’il a pu.

En revanche, Mbappé s’est débrouillé seul, causant d’abord des ravages dans la défense bulgare avant de s’user sur elle. Griezmann est un joueur espagnol : grandi, formé et éveillé au professionnalisme de l’autre côté des Pyrénées. Mbappé est un footballeur fraîchement sorti du moule français. Le vaisseau amiral. Fort au duel, plus rapide que quiconque sur les courses et la gestuelle. Ne rendant rien au collectif dans le jeu, même les fois où ça mailloche, sans doute parce qu’on lui a expliqué tous les jours pendant une demi-douzaine d’années qu’il y avait des joueurs moins doués que lui dont la mission serait en conséquence de penser aux autres. Une certaine idée de l’excellence à la française, avant que l’éveil à son sport ne finisse de révéler à l’attaquant parisien les magnificences de l’univers dans lequel il vit déjà. Une triste et pluvieuse soirée d’octobre chez les perdants de la mondialisation du foot n’est pas la moindre de ces richesses. Tant pis. Il y en aura d’autres.

ParGrégory Schneider, Envoyé spécial à Sofia

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