Marceline Loridan-Ivens, le désespoir fait vivre

Published 04/02/2015 in France

Marceline Loridan-Ivens, le désespoir fait vivre

portrait

Rescapée d’Auschwitz, cette documentariste fait flamber son pessimisme noir et provocant devant l’antisémitisme résurgent.

[18/09/2019: On a appris la disparition, à l’âge de 90 ans, de Marceline Loridan-Ivens. Retrouvez ci-dessous le portrait que lui avait consacré Libération en 2015]

Ce matin-là, sur France Inter, elle a jeté un sacré froid. On est le 27 janvier, l’Europe commémore les 70 ans de la libération d’Auschwitz-Birkenau. Marceline Loridan-Ivens, l’une des rares rescapées françaises encore en vie, est en studio, assise bien droite, Légion d’honneur à la boutonnière. On aurait pu, à l’antenne, entendre un poignant récit d’ancienne déportée. C’est autre chose que dit la voix asséchée par les années, où résonne encore, à 86 ans, la révolte. Elle dit qu’assassiner des juifs, «c’est une vielle histoire chrétienne. Elle date de deux mille ans. Faudrait pas faire semblant de croire que le monde a changé». Et là, à l’heure du café-croissants, la vieille dame intranquille pose cette question : «Est-ce que les Français seraient descendus dans la rue s’il n’y avait eu que des victimes juives début janvier ?» L’animateur, Patrick Cohen, en reste sans voix. Le chroniqueur Bernard Guetta est renvoyé dans les cordes. Moment suspendu. Mais qu’attendait-on donc qu’elle dise ? Ceux qui la connaissent ont bien retrouvé là leur Marceline, sa colère, sa franchise, son dégoût du politiquement correct. L’audace de ceux qui, depuis longtemps, n’ont plus ni peur ni illusions. Mais ce pessimisme post-Charlie, beaucoup l’ont découvert.

«Je ne suis pas une tendre», attaque-t-elle le surlendemain dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés, pas mécontente d’avoir bousculé son monde. Toute petite, des cheveux feu follet comme le reflet extérieur de son impétuosité, le visage sévère traversé parfois de grands éclats de rire, elle va et vient dans ces pièces où elle a passé soixante ans. Dont trente avec son grand amour, le documentariste néerlandais Joris Ivens. Rien n’a bougé depuis sa mort en 1989. Au mur, les mêmes estampes ramenées de Chine, où le couple a filmé la folie maoïste avec une complaisance qui leur sera reprochée.

Au commencement, elle ne s’appelait pas Ivens, ni Loridan, le nom de son premier mari, mais Rozenberg. Fille de juifs polonais négociants à Nancy, elle a 15 ans quand son père et elle sont raflés par la Gestapo, un soir de 43, en zone sud. A Drancy, son père, qu’elle adorait, lui dit : «Toi, tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi, je ne reviendrai pas.» Il avait raison. A ceci près qu’elle-même n’est jamais totalement revenue. «On le sent toute sa vie, qu’on n’est pas revenu», dit-elle sans émotion apparente. Elle a 86 ans, elle a 15 ans.

On demande souvent aux rescapés «comment se reconstruire après ça», ou «comment dire l’indicible». Vaines questions dont on sent bien qu’elles tombent à côté. Elle n’a «jamais cherché à ne pas parler». Ce sont les questions qui, à la Libération, ont manqué. A l’époque, le monde n’a pas voulu savoir de quel enfer revenaient les fantômes aux yeux épouvantés du Lutetia. «Ne leur raconte pas, ils ne comprennent rien», lui conseille un oncle lui aussi revenu d’Auschwitz. Elle a raconté. Dès 1961, dans Chronique d’un été, film de Jean Rouch et Edgar Morin, elle montre son tatouage, matricule 78 750. Puis dans la Petite Prairie aux bouleaux, qu’elle tourne en 2003, avec Anouk Aimée dans son rôle. Elle y revient aujourd’hui dans un texte court et clair qui contient tout : le convoi 71 du 13 avril 1944, dans lequel se trouvait aussi Simone Veil, restée amie proche. Les coups, la faim, l’humiliation, la déshumanisation. Le retour, la difficulté à retrouver une place, y compris dans sa propre famille. Sa mère n’est pas venue la chercher sur le quai de la gare. Son petit frère s’est, plus tard, suicidé. Puis l’une de ses sœurs. «Les camps détruisent même ceux qui n’y sont pas allés», dit-elle. Elle continue à témoigner dans les écoles. «Je n’ai jamais vu une telle constance et un tel humanisme dans le devoir de mémoire, dit son ami le documentariste Rithy Panh, lui-même victime enfant du génocide khmer rouge. On a fait le constat commun qu’on était morts une fois, et qu’on était nés à nouveau avec cette mort en nous. C’est une fragilité et, chez elle, une force.»

A son retour, elle a 17 ans, est «complètement paumée». Elle se jette tête en avant dans les emportements de l’époque. Saint-Germain, le communisme, la Nouvelle Vague, l’Algérie, le féminisme, puis le Vietnam, la Chine. Une vie pleine de grands élans idéalistes et de contradictions, qu’elle a traversée en courant, naviguant entre un désespoir profond et une ingénuité émerveillée de gamine. Deux fois, elle a cherché à mettre fin à ses jours. «Je n’étais pas capable de faire quelque chose de moi-même, alors au moins j’ai essayé pour les autres. J’ai toujours vécu comme si je n’avais rien à perdre.» Des erreurs, pas de regrets.

Elle continue à voir ses amis rescapés chaque premier jeudi du mois. Pas la dernière des fêtardes, elle pète la forme, ne dit pas non à un petit joint à l’occasion, n’a pas complètement renoncé aux hommes, mais chut, «qu’est-ce que ça peut vous foutre ?» Elle lit beaucoup, en ce moment le témoignage du Palestinien athée Waleed al-Husseini. Elle n’a jamais fait d’analyse. «Pas de ma génération.» Elle n’a jamais voulu d’enfants. Trop peur que «ça» recommence.

Dans l’appartement encombré de souvenirs, ressurgit la voix de France Inter. Le monde d’aujourd’hui lui apparaît «épouvantable». «C’est de pire en pire, on est dans une époque archaïque. Dans un délitement total de la pensée.» L’ancienne gauchiste a le discours à droite et le vote abstentionniste. Elle en veut à la gauche pour ses compromissions, son laxisme, pour n’avoir pas voulu voir revenir au galop l’antisémitisme qui, pour elle, est une donnée fixe de l’histoire et de son ressac. «Elle peut être gonflante quand elle est dans la provoc réac», reconnaît volontiers Yves Jeuland, documentariste ami, qui voit en elle une «punk», une «flamme debout». «Ce qui m’émeut, outre sa présence incroyable, c’est qu’elle dit les choses avec dureté. Elle ne pleure pas.»

En vieillissant, elle est devenue de plus en plus pro-israélienne. Voir la police en armes devant les écoles et synagogues de France a réveillé une terreur. «On est dans une République qui nous protège, très bien. Ce n’était pas le cas en 40. Mais moi, je ne veux pas qu’on me protège, je voudrais ne pas avoir à être protégée. Je veux qu’on me foute la paix.» Son amie de trente ans Sophie Chauveau, écrivain, dit l’avoir vue devenir sioniste. «L’antisémitisme qu’elle a vu ressurgir depuis le 11 Septembre l’a prise à la gorge. Elle se sent directement menacée. Ce retour à Israël, c’est son cri de désespoir.»

Athée, elle est très fière de sa judéïté. «J’ai payé pour être juive, mais je ne le regrette pas. C’est ce qui m’a donné la conscience du monde. C’est un peuple qui a le sens de la loi, le sens de l’autre.» Elle a cette phrase à la Bartleby : «Mieux vaut être juif que pas.» Récemment, elle a posé à une amie cette question simple et terrible : «Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ?» «Je crois que non», répond l’amie. Et elle, que répond-elle ? Elle réserve sa réponse dans un sourire. «Je ne sais pas. Je vous dirai ça dans quelques années.»

Marceline Loridan en 6 dates

1928 Naissance à Epinal (Vosges). 13 avril 1944 Déportée à Auschwitz. 1961 Apparaît dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin. 1963 Epouse Joris Ivens 2003 Réalise la Petite Prairie aux bouleaux. Janvier 2015 Publie Et tu n’es pas revenu (Grasset).

Photo Yann Rabanier

ParCordélia Bonal

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