Kylian Mbappé: pour les Bleus, la corrosion du plus fort

Published 14/10/2018 in Sports

Kylian Mbappé: pour les Bleus, la corrosion du plus fort
Kylian Mbappé à Clairefontaine (Yvelines) samedi.

Foot

Le talent inouï du jeune attaquant de l’équipe de France, qui joue mardi face à l’Allemagne, pourrait dérégler une sélection qui fait tout pour circonscrire le natif de Bondy dans le collectif. Lui poursuit son sans-faute et reste loin des polémiques.

En principe, si on s’en tient à sa vie publique, seul ce que le joueur fait sur le terrain lui appartient. Le reste, ce qu’il raconte, relève d’une sorte de pot commun – éléments de langage, méfiance et même sourire – aux footballeurs où il pioche jusqu’à ce que l’intervieweur lui fiche la paix.

Mais Kylian Mbappé n’est pas de ce bois-là. En piste mardi au Stade de France de Saint-Denis contre la sélection allemande en Ligue des Nations, l’attaquant parisien a lâché quelques mots au micro de TF1 à l’issue de la partie amicale de jeudi à Guingamp. Contre des Islandais qu’il aura privés de victoire à lui tout seul (2-2 score final, Mbappé rentre en jeu à 0-2) : on confesse être tombé de l’armoire, une fois de plus, quand le journaliste lui a fait remarquer qu’il venait d’inscrire son 70e but en pro à un âge (19 ans et 10 mois) où Lionel Messi, cinq ballons d’or à la ceinture, la récompense individuelle suprême, décernée chaque fin d’année civile par l’hebdomadaire France Football, n’en avait jamais mis que 20 alors que Cristiano Ronaldo, quatre ballons d’or, en affichait 19. Le gamin n’a même pas pris le temps de la réflexion.

Et c’est sorti comme un coup de fusil : «Quand Messi et Ronaldo avaient mon âge [en 2006 et 2004 respectivement, ndlr], c’était un football différent. Je pense qu’à l’époque, les statistiques individuelles des joueurs n’avaient pas l’importance qu’elles ont prise aujourd’hui. Le jeu primait, juste le jeu. Les choses ont changé. Je ne me compare pas à eux. Après, j’ai une belle vie, et il faut que je me donne les moyens de faire en sorte que cette belle vie continue. Et, pourquoi pas, qu’elle soit encore plus belle.» Et le ballon d’or 2018, pour lequel il pourrait être à touche-touche dans les votes avec, entre autres, deux de ses coéquipiers en bleu, Antoine Griezmann et Raphaël Varane ? «Je n’y pense pas, au ballon d’or. Parce que si j’y pense, je deviens trop individualiste [pendant les matchs]. Or, ce sont mes coéquipiers au Paris-SG et en sélection qui me permettent d’être à ce niveau.»

En soi, la réponse du joueur est incroyable. Dans son attitude de ces derniers mois, tout indique qu’il pense – pour ne pas dire qu’il sait – que ce ballon d’or 2018 ne pourrait pas tomber mieux que sur sa personne : la tête de six pieds de long qu’il affichait après la finale de Moscou en se voyant remettre le prix du meilleur jeune de la compétition en fut une illustration – il est le plus fort, ça mettra le temps qu’il faudra mais tout le monde finira par se ranger derrière cette évidence, les jurés du ballon d’or comme les autres.

Surplomb de 10 mètres

Pour autant, Mbappé ajoute que cette récompense le pousse à la faute. Elle l’éloigne de l’essence collective de son sport. Et l’époque ultra-individualiste l’en éloigne aussi : c’est le sens de sa sortie sur Messi et Ronaldo. En traduisant sa prise de parole en acte, on l’imagine aller quérir le trophée en nœud pap et costume lamé le 3 décembre pour le refuser dans la foulée, un geste révolutionnaire édifiant les foules sur la folie de ceux qui s’adonnent à la course à l’échalote et la vacuité de découper une équipe de foot en onze parts. On n’en est pas là.

Mais on n’est pas si loin non plus. Deux jours avant le match de Guingamp, Griezmann en mettait des tartines dans France Football sur le ballon d’or, plaidant pour qu’il revienne à un Français tout en essayant de faire passer l’idée que ses lignes statistiques ne mesurent pas son apport dans le jeu. Le lendemain de la parution de l’interview du Madrilène, c’est rien moins que le président de la fédération, Noël Le Graët, qui plaidait pour que l’on récompense Varane, manière de siffler la fin de la récréation entre Griezmann et Mbappé tout en recentrant la mire sur l’institution – le quadruple vainqueur de la Ligue des champions est vice-capitaine des Bleus. En expliquant le ballon d’or comme un dévoiement, Mbappé s’offre un surplomb de 10 mètres : ce n’est plus Le Graët qui siffle la fin de la récréation, c’est le gamin de 19 ans.

Et pendant qu’on y est, le match à Guingamp aura permis d’en finir avec un mythe sportif sans la moindre substance, entretenu par souci de gentillesse par la quasi-totalité des acteurs du sacre russe : les Bleus ont gagné à part égale, l’appellation générique «champion du monde» vaut pour les 23 mondialistes. Les 23 ? Adil Rami, zéro minute de jeu durant la compétition, au même titre que Varane, huit matchs complets ? Mais alors pourquoi est-ce que Rami a autant pris sur lui en Russie ? Florian Thauvin, à la rue contre l’Islande jeudi, quelques minutes de jeu arrachées à Kazan en 8e contre l’Argentine et c’est tout, sur le même plan qu’Olivier Giroud, à la guerre toute la compétition ? De quoi on parle ? Sans Mbappé, les Bleus étaient débranchés à Guingamp. Pire : cinq des six meilleurs mondialistes dans le champ (Varane, Griezmann, Lucas Hernandez, N’Golo Kanté et Paul Pogba) ont vu l’équipe de France remonter deux buts de débours depuis le banc de touche, ce qui dit la toute-puissance de l’attaquant parisien jusque dans le contexte tricolore.

Vieilles ficelles

Le foot est à lui. La preuve est faite, une preuve par l’absence. On note que s’il s’est publiquement félicité de la bonne ambiance régnant dans le groupe en Russie («ça fait cliché, mais je ne vous dirais pas ça si c’était faux»), Mbappé s’est aussi gardé de verser dans cet égalitarisme post-Mondial essentiellement poussé par le duo formé par Pogba et Griezmann, véritable cœur émotionnel de la sélection : gaffe.

Sur le ballon d’or comme pour le reste, le natif de Bondy (Seine-Saint-Denis) redessine le football au fur et à mesure qu’il avance. Il apparaît ce mois-ci en une de la version Europe du Time. Il ne pense pas comme les autres, il ne s’exprime pas comme eux (la récurrence des mots extérieurs au champ lexical du foot qu’il utilise pour parler de lui), il ne voit pas les mêmes choses non plus. Une imprévisibilité identifiée de longue date par l’encadrement tricolore, et qui pose la problématique de la contention, omniprésente depuis l’origine dans la carrière du prodige.

Les vidéos des matchs de Kylian Mbappé enfant tournent partout sur le Net : elles montrent un dribbleur frénétique ne lâchant jamais le ballon à un partenaire démarqué, échouant tant et plus dans ses tentatives individuelles mais s’entêtant quand même, comme s’il avait eu la prescience que son développement personnel devait passer avant la bonne fortune de ses équipes. La sélection tricolore est désormais indexée sur ce même développement personnel : il a gagné la guerre et les éducateurs qui ont tenté de le circonscrire (l’ex-entraîneur des moins de 17 ans nationaux Jean-Claude Giuntini, l’ex-formateur à l’AS Monaco Bruno Irles) ont perdu la leur, parfois au détriment de leurs perspectives de carrière.

Et maintenant ? Dix ans que le gamin voit midi à sa porte. Dix ans que son clan pose ses conditions : 400 000 euros de prime selon l’Equipe quand il signe son premier contrat d’aspirant à Monaco à 14 ans, 4 millions deux ans plus tard quand il passe pro – et 85 000 brut mensuel. Dix ans que ce mélange de confiance en soi et d’indépendance d’esprit fait sa force, jusqu’à cette épiphanie mondialiste saluée publiquement par Zinédine Zidane ou Pelé sur Twitter : ça s’arrête où ? Comment le faire entrer dans le cadre… ou plutôt : quel cadre inventer ?

Pour l’heure, le football français s’est évité une révolution copernicienne. En Russie, le sélectionneur Didier Deschamps a utilisé les bonnes vieilles ficelles pour circonscrire le gamin : un défilé de cadres – Hugo Lloris, Blaise Matuidi ou encore Varane, Olivier Giroud se glissant même dans le casting – devant les micros pour expliquer que Mbappé devait défendre et tenir son couloir droit (il voulait l’axe), manière d’exercer une pression médiatique réduisant la marge de manœuvre du joueur. Ça a fonctionné durant la compétition : dans sa sagesse, il a refusé d’ouvrir un front médiatique en se rebiffant ouvertement contre ces cadres tout en laissant cependant entendre qu’il n’en pensait pas moins, ce qui transforme Deschamps en Sisyphe condamné à repousser chaque jour sa star dans ce fichu couloir droit, le plus près possible de la balustrade.

Roi de la fête

Mardi, dans France Foot, Griezmann a repris le rôle, usant lui de ces moqueries bonasses et inoffensives qui «sentent» le foot comme l’herbe coupée de frais et le bruit de la frappe sur le ballon : «Devant le but, “Kyky” [un surnom que Mbappé n’aime pas, ndlr], ce n’est pas trop ça… [rires]. Pour chambrer, je lui demande comment il fait pour marquer autant. Quand on fait des jeux devant le but, il ne gagne jamais ! Mais dès qu’il va changer ça… […] Il doit faire des appels [courses sans ballon, ndlr] dans la diagonale, depuis son côté vers le but. Je lui dis ça pour son bien. Pour le nôtre aussi, vu qu’il joue pour nous.» Dans la vie de groupe, Griezmann est un type joyeux et décontracté, capable d’appréhender n’importe quel exercice d’entraînement comme une source de plaisir. Il est aussi là pour ça. De manière beaucoup plus scolaire, ses partenaires ont défilé devant les micros après l’Islande pour expliquer que Mbappé n’était pas seul, qu’il avait encore une marge de progression importante et que la vérité du jour n’avait aucune chance d’être celle du lendemain.

Seul nouveau venu dans le paysage tricolore, le milieu de l’Olympique lyonnais Tanguy Ndombélé n’avait pas la surface médiatique nécessaire pour faire semblant : «C’est l’assurance de Kylian qui me frappe. Il ne doute pas.» Le roi de la fête, lui, observe un carême médiatique depuis les quelques mots lâchés à TF1. Il laisse dire. Arrivera un moment où les Bleus devront inventer autre chose. Bien sûr que Mbappé est une bénédiction. Mais une bénédiction qui brûle.

ParGrégory Schneider

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