Femmes journalistes assassinées : leur cri nous hante

Published 30/10/2018 in Société

Femmes journalistes assassinées : leur cri nous hante
Des journalistes maliens manifestent en hommage à Ghislaine Dupont et Claude Verlon de RFI, tués à Kidal, ici le 4 novembre 2013, à Bamako

Tribune

Il y a cinq ans, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, de RFI, étaient exécutés au Mali. Après ceux de la Russe Anna Politkovskaïa ou de l’Américaine Marie Colvin, leurs meurtres confirment l’entrée dans une nouvelle ère, celle de l’assassinat ciblé de journalistes. Le Manifeste pour les femmes reporters assassinées somme l’Etat de ne pas se dérober.

L’assassinat d’Anna Politkovskaïa, le 7 octobre 2006 à Moscou, provoqua une onde de choc mondiale préjudiciable à la Russie que cette journaliste dénonçait comme «bâtie sur le sang et le mensonge». Au fil des conflits du XXe siècle, il était arrivé que des femmes reporters de guerre perdent la vie, tombées dans une embuscade ou sous les bombes. Elles en avaient pris le risque avec courage et audace. Mais, en 2006, la mort d’Anna Politovskaïa ouvrait une autre ère : celle de l’assassinat ciblé, commandité, puis exécuté.

En 2012, l’Américaine Marie Colvin, de CNN et du Sunday Times, était éliminée sur ordre du gouvernement syrien.

En 2013, notre amie Ghislaine Dupont, de Radio France internationale, grand reporter, spécialiste du continent africain depuis vingt-cinq ans, était enlevée, puis très vite abattue à l’arme automatique, sans qu’une demande de rançon ait été formulée, même pas par Aqmi qui a pourtant revendiqué son assassinat.

Mortes à un an et demi d’écart au cours d’un reportage, Marie et Ghislaine avaient le même âge, 56 ans, et ne vivaient que pour leur métier-passion. Elles ne sont pas mortes seules, mais chacune accompagnée d’un confrère aguerri et de talent, le photographe Rémi Ochlik en Syrie, le technicien radio Claude Verlon au Mali où se préparait une émission de radio sur la réconciliation nationale à la veille des élections législatives de 2013. Et depuis, à Washington comme à Paris, leurs familles attendent toujours des enquêtes capables d’identifier précisément leurs assassins mais aussi de les arrêter et de les traduire devant un tribunal.

Le 2 novembre marquera le cinquième anniversaire de ce double crime (1). Ghislaine et Claude, deux professionnels chevronnés, étaient arrivés à Kidal le jour même de la libération chaotique des otages d’Arlit, et l’on ne peut ignorer les indices concordants d’un lien direct entre ces deux événements. Cinq années se sont écoulées depuis la promesse réitérée des présidents français et malien de faire «toute la lumière». Or celle-ci n’apparaît toujours pas et l’instruction piétine. Dans cette région du Sahel où la France n’a cessé d’augmenter sa présence, sa surveillance électronique et militaire, voire son influence politique, des tueurs et commanditaires présumés, hautement suspectés, courent toujours. Ni les circonstances précises ni les raisons de ce double assassinat de reporters français, inédit et singulier, ne sont réellement connues de leurs familles, de leurs collègues et encore moins des citoyens – auditeurs du monde entier – pour qui Ghislaine et Claude travaillaient depuis plus de vingt-cinq ans dans le cadre du service public. Cinq ans après ce drame, ce n’est pas acceptable.

L’Américaine Marie Colvin assurait : «Notre mission, c’est de rapporter les horreurs de la guerre avec précision et sans préjugés.» Ce credo était aussi celui de Ghislaine Dupont qui a mené avec courage et pugnacité, et souvent seule, des enquêtes ô combien délicates, lui valant même une expulsion manu militari de la république démocratique du Congo. Celui aussi de l’Indienne Gauri Lankesh, 55 ans, assassinée, le 5 septembre 2017, de plusieurs balles dans la tête après avoir critiqué les extrémismes religieux de son pays. Celui encore, un mois plus tard, de Daphne Caruana Galizia, journaliste d’investigation maltaise tuée, à 53 ans, par l’explosion d’une bombe sous sa voiture. Chacune de ces quatre femmes a payé de sa vie le prix de ces engagements. Mais ce prix, qui fut aussi celui de leur liberté, ne peut être passé par pertes et profits. Pas plus que la mort, encore mal éclairée, de la jeune photographe française Camille Lepage, tuée elle aussi, à 26 ans, d’une balle dans la tête en Républicaine centrafricaine en 2014.

A Bayeux, première ville libérée en 1944, tous ces noms s’égrènent désormais sur le mémorial des journalistes victimes de guerres. Certes, ces femmes grands reporters ont gagné leur place sur tous les fronts, mais nous insistons sur le fait que nous sommes là face à des assassinats. Et que ces actes dûment orchestrés interpellent directement les Etats, leurs diplomaties, leurs polices, leurs services de renseignement et leurs justices. Qu’ils sont également des outils de guerre et de terreur à l’heure du tout média instantané. Nous affirmons enfin que la chape d’oubli ne recouvrirait pas leur mémoire s’il s’était agi d’hommes et de médias plus connus dans l’Hexagone.

Toutes ces raisons nous contraignent, à l’occasion de ce triste cinquième anniversaire, à réclamer haut et fort une vérité qui se dérobe sans cesse mais qui nous est due à toutes et à tous.

Journalistes, et donc collègues de Ghislaine et de Claude, nous nous souvenons à cette occasion de leur martyre. Le temps n’étanchera pas notre soif d’éclaircissements. Que les plus hautes autorités de ce pays et d’autres se le disent.

Cinq ans déjà. Ghislaine, Claude, et tous nos consœurs et confrères assassinés, nous ne vous oublions pas.

Par l’association des Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon

Isabelle Astigarraga Prix Albert-Londres 1995, Florence Aubenas «Le Monde», Isabelle Baechler France 2, Pauline Beugnies Photographe, Emilie Blachère «Paris Match», Sophie Bouillon Prix Albert-Londres 2009, Mathilde Boussion Revue «XXI», Edith Bouvier «Le Figaro», Justine Brabant Freelance, Véronique Brocard Freelance, Paula Bronstein Photojournaliste (Etats-Unis), Prix World Press 2017, Doan Bui «L’Obs», Maryse Burgot France 2, Clea Chakraverty en son nom propre, Florence de Changy «Le Monde», Annick Cojean «Le Monde», Charlotte Cosset RFI, Sara Daniel «L’Obs», Sophie des Déserts «L’Obs», Marie-France Etchegoin «L’Obs», Alixandra Fazzina Photojournaliste (Royaume-Uni), Prix HCR Nansen 2010, Laurence Geai Photographe, Claude Guibal Radio France, Laurence Lacour Vice-présidente de l’association les Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, Caroline Laurent-Simon «Elle», Nathalie Leruch MagnetoTV, Manon Loizeau Prix Albert-Londres audiovisuel 2006, Catalina Martin-Chico Prix Canon de Visa pour l’image, Laura Maï-Gaveriaux Free-lance, Léna Mauger Revue «XXI», Sabine Mellet France 24, Leila Miñano Collectif Youpress, Delphine Minoui Prix Albert-Londres 2006, Florence Morice RFI, Rosa Moussaoui «L’Humanité», Christine Muratet RFI, Anne Nivat Prix Albert-Londres 2000, Ilvy Njiokiktjien VII photo agency (Etats-Unis), Danièle Ohayon Fondatrice de la Maison des journalistes, Flore Olive «Paris Match», Dorothée Olliéric France 2, Marie-Pierre Olphand RFI, Julia Pascual «Le Monde», Anne Poiret Prix Albert-Londres 2007, Dominique Pradalié SNJ, Caroline Puel  Prix Albert-Londres 1997, Véronique Rebeyrotte France Culture, Sonia Rolley RFI, Stefanie Schüler RFI, Victoria Scoffier Freelance, Fabienne Sintès France Inter, Isabelle Staes France 2, Marie-Pierre Subtil Freelance, Ilhame Taoufiqi TV5 Monde, Sarah Tisseyre RFI, Marion Van Renterghem Prix Albert-Londres 2003, Natacha Vesnitch France 24, Prix Varenne, Véronique de Viguerie Photographe Visa d’or de Visa pour l’image, Léa-Lisa Westerhoff RFI.

 

(1) Depuis 2014, en hommage à Ghislaine et à Claude, le 2 novembre a été décrété par l’ONU Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes. #TruthNeverDies

Par L’association des Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon

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