Gilets jaunes : «C’est trop tard, il fallait parler avant»

Published 09/12/2018 in France

Gilets jaunes : «C’est trop tard, il fallait parler avant»
Blocage du périphérique à Porte Maillot, samedi.

Reportage

La prise de parole du Président, prévue ce lundi soir, intéresse peu les personnes mobilisées que «Libération» a rencontrées. Elles ne s’attendent pas à des mesures spectaculaires et assurent vouloir continuer le mouvement.

Après un «IVe acte» qui aura été, dans la capitale, toujours aussi jaune et beaucoup plus bleu, et alors que Macron doit s’exprimer ce lundi soir, qu’en disent les gilets jaunes à Grenoble, à Nice, en Seine-et-Marne ou à Montpellier ? Si la journée de samedi a été marquée à Paris par un nombre spectaculaire d’interpellations et encore beaucoup de saccages, le niveau des violences en province a aussi été marquant, notamment à Bordeaux.

Avec une mobilisation qui reste vive dans tout le pays, mais qui peine toujours à se structurer et des revendications qui restent très disparates, les gilets jaunes entrent dans une semaine importante. Libération a interrogé dimanche certains de ces Français sur le pont, avec une question : «Et maintenant ?»

A Grenoble «Cette AG, c’est une nouvelle étape»

Après leur manifestation réussie dans le centre-ville de Grenoble – plus de 2 000 personnes et un premier dialogue direct avec le préfet de l’Isère -, les gilets jaunes isérois se sont retrouvés dimanche pour une longue assemblée générale dans une salle associative. Une première pour le mouvement qui n’avait jusque-là connu que des AG en plein air et peu structurées.

Plus d’une centaine de participants, femmes, hommes, jeunes et vieux, de tous milieux sociaux, ont débriefé la journée de la veille, tenté d’en tirer des leçons, émis des idées, poussé des coups de gueule. Une discussion chaotique parfois, brouillonne faute de méthode et d’habitudes. Des flots de paroles, d’émotions, d’engagement, avant que l’AG ne finisse par se structurer en groupes de travail étonnamment efficaces : actions, revendications, organisation, communication et démocratie interne.

De Macron et de sa prise de parole, il n’a pas été question une seule fois. Cédric Trivella, l’un des porte-parole locaux, n’est pas étonné : «On n’attend rien du Président. Ça aurait été différent s’il était venu parler au peuple dès le départ. Tant qu’il ne comprendra pas qu’il doit lâcher bien plus que des miettes, on continuera.» De fait, la question de la poursuite du mouvement ne se pose pas : la détermination semble inoxydable. La pérennité des points d’ancrage des gilets jaunes sur le territoire (barrages filtrants de ronds-points et de péages) n’est pas abordée : elle va de soi pour chacun car elle est le fait de petits groupes locaux autonomes. L’AG acte en revanche une nouvelle structuration et une montée en puissance, au-delà de ces actions de base.

Le programme de la semaine est bientôt calé, avec comme axe principal «de rassembler au maximum tous ceux qui galèrent, d’aller les aider et de ramener du monde sur les actions à venir», résume Nadège. Concrètement, des rendez-vous sont fixés pour aller à une assemblée générale organisée par des étudiants et au contact des précaires, à l’entrée des services sociaux. L’autre axe est d’agir sur le terrain «des rupins», dans les quartiers favorisés de l’agglomération, et aussi de cibler les députés LREM locaux.

Deux axes principaux de revendications émergent : pouvoir d’achat et démocratie. Au-delà de la lutte contre les taxes, socle commun, «le smic, les minima sociaux et les retraites doivent être revalorisés, c’est une urgence matérielle». Sur la démocratie, le référendum d’initiative citoyenne fait l’unanimité, mais «ça n’est pas assez». Une revendication «plus importante et ambitieuse» ne tarde pas à tomber : «Démission du gouvernement et convocation d’une assemblée constituante.» Personne ne tremble à ces mots : «Cette AG est une nouvelle étape, importante : on prend du recul, on se structure et on veille à rassembler tout le monde. On veut passer à plus gros», résume posément Cédric Trivella.

A Nice «Il y a eu Louis XIV, François Ier, et Macron»

Caroline passe toutes ses semaines «à rond-pointer», dit-elle, fière de son néologisme. Et son dimanche sur la promenade des Anglais. Elle marche d’un bout à l’autre de Nice avec une vingtaine d’autres gilets jaunes. Chaque fois, elle demande une hausse du smic et des pensions, la suppression de la CSG pour les retraités, le rétablissement de l’ISF. «On avance et on ira jusqu’au bout», assure-t-elle. Ce ne sont pas les quatre semaines de lutte, les annonces gouvernementales, les violences parisiennes et la faible mobilisation ce dimanche matin qui entameront sa détermination. «Oui c’est long, oui on est fatigués. Mais on ne baissera pas les bras.» Elle replace le gilet jaune sur le dos de son chien. «Macron à la télévision ? Je ne le regarderai pas. J’aurai les échos, c’est largement suffisant . Il se prend pour un roi. Il y a eu Louis XIV, François Ier et Macron. Et nous, le peuple, on est taxés pour payer leurs privilèges.» Caroline perçoit une pension d’invalidité. Avec les allocations logements, elle dispose de 900 euros de revenus par mois. Contrairement aux slogans entendus dans les manifestations, la Niçoise n’attend pas forcément la démission de Macron. «S’il part, ça ne changera rien. Ils mettront un autre dirigeant à la place. On veut une politique transparente, humaine, faite par le peuple.» Sa vision du futur.

Jean-Pierre n’a pas plus envie de «faire de l’audience à Macron». Cet ambulancier lira les annonces sur les réseaux sociaux: «S’il assumait, il l’aurait déjà fait. C’est trop tard maintenant. Il fallait parler avant.» Depuis plusieurs semaines, il planche sur un manifeste intitulé «Si j’étais président» : «Nous sommes arrivés au bout de notre Ve République agonisante et il faut que la prochaine soit vraiment différente», écrit-il. Entre un logo de la France et un coq tricolore, il demande pêle-mêle la suppression de la redevance télé, de la fiscalité,des charges sur les salaires, des frais de succession. L’après-rassemblement gilets jaunes, c’est ainsi qu’il le voit. Sans taxes et avec plus d’aides. Eric empoigne un exemplaire du manifeste, un quatre pages recto verso. «Je l’exposerai dans mon bar, à côté du gilet jaune qui est déjà pendu au-dessus du comptoir», promet-il. Ce qui ferait que ce commerçant passe son après-midi au chaud, loin du vent du bord de mer niçois ? «Que Macron lâche du lest . Le report de six mois de la hausse des taxes [en fait son annulation dans le budget 2019, ndlr], c’est du pipeau. Ce qui pourrait arrêter la manifestation, c’est peut-être l’intégration de gilets jaunes dans des commissions et des réunions au sommet de l’Etat.»

A la tête du petit cortège, Caroline est arrivée au bout de la prom’. Et maintenant ? Le programme de la semaine ? Et du mois ? «Cette année, je ne sens pas l’esprit de Noël. Le côté festif, les lumières, la musique : ça glisse sur moi. Quand les gens me demandent “tu fais quoi pour le réveillon ?” comme si c’était une obligation de faire la fête : je leur réponds que je serai au rond-point.»

En Seine-et-Marne «Notre détermination s’est renforcée»

Depuis dimanche matin, Tiphaine a «envie de pleurer». Cette gilet jaune de Seine-et-Marne, qui participe au mouvement depuis le début, est très remontée contre «BFM» et «TF1», qu’elle accuse d’avoir relayé en boucle les chiffres «donnés par le gouvernement» à propos de la mobilisation de samedi : «Ils appuient sur la souffrance financière, les dégâts inacceptables. Mais ils ne parlent pas de la souffrance physique et psychologique des Français, de ces retraités en état de fatigue intense, de ces femmes qui ne voient quasiment plus leurs enfants pour se mobiliser.» Dans la vie, cette jeune mère de 28 ans est aide médico-psychologique en hôpital psychiatrique. Thomas et Damien, la trentaine, sont eux «coordinateurs» des gilets jaunes dans le 77. A la différence de Tiphaine, ils comptent écouter «ce que le Président a à dire». Mais quoi qu’il arrive, ils continueront : «Notre détermination n’a pas changé. Elle s’est même renforcée. Nous allons discuter avec les autres départements d’Ile-de-France, pour mettre en place des contre-offensives, qui ne seront réalisables que s’il y a du monde et qui ne seront pas communiquées via les réseaux sociaux.» Thomas, qui a manifesté samedi à Paris, considère que la «répression a encore plus solidifié le mouvement».

Sandrine a 37 ans et elle est gilet jaune à Provins. Samedi, elle n’était pas à Paris, car elle s’occupait de son fils de 12 ans, asthmatique. Mais sa motivation est intacte : «Bien sûr qu’il faut qu’on continue. Macron est allé trop loin pour qu’on arrête, même s’il nous balance des miettes, histoire d’apaiser les gens pour passer les fêtes tranquilles et se goinfrer. Nous, les Gaulois réfractaires, les gens qui ne sont rien, les fainéants et les illettrés, allons lui faire passer des fêtes qu’il n’est pas près d’oublier.»

A Montpellier «Son silence, c’est ça qui me choque le plus»

Aux Prés d’Arènes, rond-point au sud de Montpellier, les gilets jaunes s’activent depuis le début du mouvement. Ce dimanche matin, l’ambiance est morose et les rangs clairsemés. Le campement est squatté par quelques SDF – leur présence, qui s’accompagne d’alcool et d’autres substances suspectes, en agace certains. Des militants dénoncent aussi les visites un peu trop pressantes de syndicalistes ou de militants politiques «qui cherchent à tirer la couverture à eux». La fatigue accumulée accentue ces tensions, d’autant que l’issue de la mobilisation reste bien incertaine.

«Ca va mal finir, souffle Houri, 56 ans. Tout ça, avec les jeunes qui s’y mettent, c’est une bombe à retardement.» Pourtant, ce chauffeur routier, présent sur le rond-point chaque week-end, veut continuer à se mobiliser : «C’est trop tard pour lâcher, dit-il. Avant d’ajouter : Si Macron rétablit l’ISF, j’arrête. Mais son silence, c’est ça qui me choque le plus. Pourtant c’est un jeune et il est instruit. Qui il est pour ne pas parler aux gens ? On est son peuple, quand même !»

Un autre routier se réchauffe près du brasero. C’est Pierre, 46 ans : «Pour moi rien n’a bougé depuis le début, à part quelques mesurettes pour calmer le jeu. J’attends rien de Macron, juste qu’il démissionne. Son cap, on s’en fout. Je vais l’écouter, mais sans rien attendre.» La suite ? «Passer Noël ici, pour moi, pas de problème. Je suis ici depuis dix-sept jours, je dors même dans ma voiture pour ne pas trop m’éloigner…»

Autour d’une grande tente, s’entremêlent palettes, matelas, chariots de supermarché et victuailles. L’argent donné par les automobilistes solidaires a permis d’acheter un groupe électrogène et de brancher un frigo. Personne ici n’envisage de lever le camp. «On ne cédera pas», résume Sébastien, 39 ans, agent d’entretien. «Tant que Macron ne lâchera pas l’affaire, on restera ici. On attend sa démission. Sinon, on sera là à l’année.» Comme les autres, il écoutera parler son président. Et comme les autres, il n’attend rien de cette déclaration. Son frère David, 41 ans, qui a roulé sa bosse un peu partout avant d’échouer dans un squat, dit lui aussi qu’il ne veut «plus bouger» : «Macron s’est mis tout le monde à dos. Maintenant, va falloir qu’il calme tout le monde. Ça va pas être facile.»

ParFrançois Carrel, à Grenoble

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