Jean-Paul Demoule : «Au Néolithique, l’humain devient dépendant de son nouveau mode de vie»

Published 27/02/2019 in https:2019/02/27/

Jean-Paul Demoule : «Au Néolithique, l’humain devient dépendant de son nouveau mode de vie»
Jean-Paul Demoule

Interview

Agriculture, sédentarité… Pourquoi l’«Homo sapiens» se met-il à transformer radicalement ses conditions de vie  ? L’archéologue ­Jean-Paul Demoule l’explique par le climat et l’évolution de l’espèce.

Professeur émérite de protohistoire européenne à l’université Paris-I, l’archéologue Jean-Paul Demoule est spécialiste du Néolithique et de l’âge du fer. Auteur de l’essai les Dix Millénaires oubliés qui ont fait l’histoire (Pluriel) et codirecteur de la somme Une histoire des civilisations, il explique à Libération l’ampleur des changements qui se sont produits au Néolithique et les nouveaux enjeux scientifiques autour de cette période.

Qu’est-ce qui définit le Néolithique ?

C’est l’agriculture sédentaire, la domestication de plantes et d’animaux, ces derniers étant d’abord utilisés pour l’alimentation, puis comme force de travail. Certes, cela s’étale sur plusieurs millénaires, à partir de 9 500 avant notre ère au Proche-Orient et vers – 6 500 en Europe, jusqu’au début de l’âge du bronze vers – 2 300. Mais à l’échelle de l’humanité, apparue il y a six millions d’années, c’est une rupture.

Pour quelles raisons a-t-elle eu lieu à ce moment-là ?

C’est la première fois qu’il fait beau depuis 115 000 ans car on sort d’une période glaciaire. Et puis, même si Sapiens existe depuis 300 000 ans avant notre ère, il a continué d’évoluer : il ne fait des dessins figuratifs que depuis 40 000 ans. C’est probablement cette combinaison d’une fenêtre écologiquement favorable et d’une plus grande complexité cérébrale qui explique que les mêmes évolutions se soient produites de façon indépendante dans plusieurs endroits du monde, durant quelques millénaires.

Quand apparaissent les Etats ?

Vers 3 500 avant notre ère, en Mésopotamie. Mais vers – 1 000, on en trouve encore peu. Pour qu’il y ait Etat, il faut qu’il y ait une agriculture céréalière, comme le rappelle James C. Scott. Il faut aussi qu’il y ait suffisamment de gens. Les premiers Etats se développent dans des «nasses écologiques» que les humains ne peuvent fuir : en Mésopotamie et en Egypte, la population se retrouve coincée entre les montagnes, le désert et la mer, il est plus difficile de partir, la population augmente, et les Etats se mettent en place. En Europe, cela prendra plus de 3 000 ans, car si vous êtes mécontent du chef, vous allez un peu plus loin.

Le Néolithique a longtemps été considéré comme une période de progrès de l’humanité. Pourquoi cette idée est-elle nuancée aujourd’hui ?

Avec la Bible, l’agriculture était vue comme un fléau à cause du péché originel qui a contraint les humains à travailler. La pensée moderne, avec les progrès scientifiques et techniques, a conduit à l’idée d’un progrès continu de l’humanité qui s’est poursuivie au XXe siècle, avec le capitalisme, tout comme avec le marxisme dont se revendiquait Gordon Childe (1892-1957), le grand archéologue qui a forgé la notion de Néolithique. Dans les années 70, le développement des angoisses écologiques, la peur des accidents nucléaires ou encore les guerres qui ne s’arrêtent pas débouchent sur une vision moins optimiste de la marche en avant triomphale de l’humanité. Cette conception s’applique à l’archéologie à partir des années 2000.

Vivait-on mieux avant le Néolithique, comme le laisse entendre James C. Scott ?

C’est une question de point de vue, même si le Néolithique est le moment où les caries apparaissent car la nourriture est beaucoup plus molle et beaucoup plus sucrée. Avec l’agriculture viennent aussi l’augmentation du temps de travail et les troubles musculo-squelettiques. C’est pourquoi l’anthropologue américain Marshall Sahlins, qui définit l’abondance comme un rapport coût-profit, considère que les seules vraies sociétés d’abondance sont les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique.

Dans ce cas, pourquoi domestication, sédentarité et agriculture sont-elles devenues la norme ?

A cause d’une croissance démographique globalement régulière durant cette période, dans toutes les régions du monde. Les chasseuses-cueilleuses ont un enfant tous les trois ou quatre ans quand les agricultrices en ont un par an. Les sédentaires ont donc progressivement l’avantage du nombre, et assimilent les chasseurs-cueilleurs. Quand les Néolithiques du Proche-Orient arrivent en Europe par les Balkans, les chasseurs-cueilleurs sont trop peu nombreux pour résister et sont rapidement assimilés. Petit à petit, les sédentaires occupent l’espace, défrichent la forêt. Dans la France actuelle, vers 5 000 avant notre ère, les agriculteurs s’installent dans les grandes vallées alluviales. Il reste des chasseurs-cueilleurs sur les plateaux. Mais deux ou trois générations plus tard, ces derniers disparaissent.

Dans l’assimilation des chasseurs-cueilleurs, qu’est-ce qui joue le plus ? La coercition ? Le confort ?

On manque de données pour le dire. Pour l’instant, on n’a pas de preuves de massacre de chasseurs-cueilleurs, mais en revanche, on a des traces de massacres des agriculteurs entre eux. Il commence à y avoir des problèmes de territoires, probablement des rapts de femmes. Le niveau de violence a augmenté régulièrement jusqu’à nos jours.

Pour James C. Scott, en domestiquant la faune et la flore, les humains néolithiques se sont autodomestiqués. Cette conception est-elle partagée par les archéologues ?

Cela commence à être un sujet. On peut parler d’autodomestication dans la mesure où l’humain, sans possibilité de retour en arrière, va devenir dépendant d’un nouveau mode de vie plus contraignant : on observe une baisse de sa stature jusqu’au début du Moyen Age. Même chose chez les animaux : les vaches gauloises sont deux fois plus petites que les vaches néolithiques, et c’est surtout au XIXe siècle, avec la sélection des espèces, que la taille des bêtes augmente à nouveau. Le Néolithique entraîne aussi un appauvrissement des connaissances sur la nature, parce qu’on va vivre avec une gamme réduite de plantes et d’animaux.

Pour vous, l’anthropocène a-t-il commencé avec le Néolithique ?

Il y a généralement trois débuts possibles : le Néolithique, la révolution industrielle ou le XXe siècle. Le choix varie en fonction du niveau d’impact de l’homme sur la nature, de telle sorte que l’on pourrait remonter plus loin encore, à la maîtrise du feu, comme le fait Scott, ou à la disparition de la grande faune, comme les ours géants, les paresseux géants, au cours du Paléolithique en Amérique, il y a environ 10 000 ans. Les humains pourraient être une cause de ces disparitions. Ce qui est certain, c’est que la sélection des espèces domestiquées au Néolithique, les défrichements liés à l’agriculture marquent vraiment un changement de degré, et occasionnent un appauvrissement qui se poursuit aujourd’hui avec la sixième extinction de masse.

ParThibaut Sardier

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