Marseille : l’époque du moi jeu

Published 31/03/2019 in Sports

Marseille : l’époque du moi jeu
Tir de Thomas Mangani (au centre) lors du match Marseille-Angers, samedi au Vélodrome.

Reportage

En perdant deux points contre Angers samedi, l’OM a hypothéqué ses chances de disputer la Ligue des champions. La faute aux comportements individualistes, choisis ou contraints, qui racontent tout le football du temps.

La scène remonte à une douzaine d’années, dans un vestiaire en marge de ces vastes opérations de détections – des dizaines de gamins sur une plaine de jeu que l’on fait changer d’équipe au fil de l’après-midi – qui fleurissent quelle que soit la saison, partout dans l’Hexagone. Ce jour-là, l’un des gosses concernés s’appelle Morgan Sanson, celui-là même qui portait samedi le maillot de l’Olympique de Marseille, tenu en échec (2-2) samedi au Vélodrome par le SCO Angers. Un témoin de l’époque, également partie prenante de cette détection, raconte : «Sur le terrain, il avait clairement quelque chose que les autres n’avaient pas. Du coup, il était un peu au centre de l’attention. Mais pas moyen de lui arracher un mot. Il regardait ses chaussures, marmonnait quelque chose et repartait dans son monde. Pour autant, il dégageait quelque chose de dur, d’assuré, alors qu’il comptait parmi les moins costauds.» Pour l’occasion, des oranges avaient été disposées dans le vestiaire, pour que les joueurs se rafraîchissent. «Ils ont commencé à chahuter, les oranges ont commencé à voler et l’une d’elles est tombée non loin de Sanson. Il l’a ramassé, il s’est levé et il l’a balancée de toutes ses forces contre un mur, à tel point que l’orange a explosé – il faut le faire. Le bordel s’est arrêté net.»

boy next door

Et le gamin de Saint-Doulchard (Cher) a repris sa route. Celle-ci ne passera pas par la Ligue des champions l’année prochaine, du moins sous le maillot de l’OM : c’est la grande affaire de cette 30e journée de Ligue 1 et des deux buts d’avance envapés samedi face à Thomas Mangani, Baptiste Santamaria et consorts. Et l’image de Morgan Sanson smashant son orange est remontée quand l’auguste attaquant phocéen Mario Balotelli, double buteur après seize minutes seulement, s’est étendu de tout son long dans le rond central après le coup de sifflet final, gisant un temps infini, comme si l’équipe angevine l’avait tué. Le spectacle de la détresse plutôt que la détresse elle-même : la nuance est de taille. Balotelli envoyait son message. Le malheur, l’abattement, l’épuisement aussi de celui qui a lutté jusqu’au bout. Qu’en fut-il vraiment ? Il le sait. Nous non. Interrogé sur le match de sa star, l’entraîneur marseillais Rudi Garcia a été tiède : «”Balo” est notre buteur, il en met deux, donc… Après, je trouve qu’on est tombé dans le petit jeu [il veut dire dans la facilité, des passes inutiles… ndlr]. Et il est tombé là-dedans aussi. Bon, j’ai vu qu’il est revenu défendre sur les corners, alors…»

Comme tout le monde, Garcia a vu son attaquant vedette (3,9 millions d’euros de salaire de base pour un contrat de quatre mois selon l’Equipe, plus 1,2 million de bonus possibles) couper ses efforts après son deuxième but, manière de dire qu’il en avait assez fait, ce qui s’entend, d’ailleurs. Après, il restait tout de même une heure et quart de match. Que ses équipiers ont dû assumer sans son concours. Et on a pensé à Sanson en voyant Balotelli à terre afficher son chagrin, parce qu’au fond c’est toujours la même histoire : les joueurs communiquent avec le monde extérieur en lui envoyant des signaux, puis ils se ferment. Ça ne marche que dans un sens. Mais qui peut être dupe ? On a posé la question à deux types qui s’en grillaient une en attendant de voir sortir les joueurs dans leur véhicule perso : «Tant qu’il marque, hein…» Avec le sourire.

Balotelli marque énormément : 7 buts en 9 rencontres depuis qu’il a rejoint le club en janvier et une story Instagram de la célébration de son but du 3 mars contre Saint-Etienne publiée sur les réseaux sociaux en plein match, une première mondiale. Entre le mois d’août et celui de janvier, en revanche, pas de story Instagram ni de but alors que l’Italien portait le maillot de l’OGC Nice. Les Azuréens s’y sont arraché les cheveux. Ils auraient dû prendre l’affaire avec philosophie. Le soir de la story Instagram, entre deux éclats de rire, Balotelli expliquait au micro de Canal + ne pas en avoir foutu une rame pour faire payer à Nice sa mauvaise volonté à le laisser partir en août, alors qu’il voulait déjà rejoindre l’OM. A moins qu’il ait fait semblant de le vouloir. Ni lui ni son flamboyant agent, Mino Raiola, n’ont formulé les choses ainsi devant les dirigeants niçois.

Ces derniers n’en sont pas moins fautifs, en un sens : il aurait fallu savoir lire les signes. Samedi, après un nul qui avait un arrière-goût de cendre puisque le club ne verra sans doute pas la Ligue des champions pour la sixième saison de suite, aucun joueur marseillais n’a pris la peine de venir expliquer les choses. A part Valère Germain : le boy next door égaré dans le palais des glaces, le gentil voisin toujours dispo pour passer la tondeuse – s’il fait briller les attaquants à côté desquels il joue, lui reste dans l’ombre. Dis Valère, on n’a pas compris. Et toi ? «Moi non plus.» Mais alors, à 2-0 pour l’OM, il s’est passé quoi ? «On a arrêté de faire des efforts les uns pour les autres.»

Sous les doudounes

Stéphane Moulin, l’entraîneur angevin : «A défaut de pouvoir développer des attaques rapides, j’avais demandé aux joueurs de tenir le ballon. Quand ils l’ont, les joueurs marseillais sont forts. Quand ils doivent courir après, par contre, on voit qu’ils n’aiment pas ça, ils sont moins près les uns des autres. Leur jeu s’étiole.» La récupération du ballon est une affaire d’état d’esprit, une histoire collective. L’OM s’est écroulé là-dessus. Du coup, il faut regarder tout le monde, ceux qui sont sur le terrain et les autres.

Le banc de touche par exemple : 65 millions d’euros de transferts enveloppés sous les doudounes au coup d’envoi avec l’international français Dimitri Payet (acheté pour 29 millions en janvier 2017), le milieu brésilien Luiz Gustavo (entre 10 et 12, arrivé en août 2017) et le Néerlandais Kevin Strootman (25 millions, plus 3 de bonus en août). Trois des quatre plus gros salaires du club, qui se sont vus octroyer quelques minutes de jeu dont ils n’ont pas fait grand-chose samedi. Depuis deux mois, l’équipe avait repris six places au classement de L1 (elle était 10e après la 23e journée, 4e samedi) sans ces trois-là : quand tu n’es pas dans le train, difficile de faire semblant.

Payet, voilà dix jours : «Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il faut respecter ceux qui jouent. Et se montrer patient.» Garcia, samedi, sur les entrées en jeu de ses stars : «Ils n’ont pas non plus, euh… Quand Payet est rentré, on était déjà réduit à dix [après une expulsion, ndlr]. On a décidé de jouer le tout pour le tout. Ça aurait pu passer.» Certes, mais il répond à côté et il sait ce qu’il fait : il a mis ceux-là au frigo, il ne va pas en plus les démolir publiquement.

Un présent : «Si Garcia avait voulu prouver qu’il fallait écarter ces trois-là, leur entrée contre Angers lui a donné raison sur toute la ligne.» Le machiavélisme, on veut bien, mais le suicide… Le fait est que l’on prête beaucoup de choses à Garcia. Il dégage quelque chose de fascinant : aussi placide et froid par gros temps (l’élimination contre Andrézieux-Bouthéon en Coupe en janvier) que par petite brise (la finale de Ligue Europa en mai), il dégage à la fois une impression paradoxale de calcul et de prédominance de l’instinct, l’idée étant qu’il échappe à ses interlocuteurs plutôt deux fois qu’une.

Samedi, il était venu faire des phrases («On est plombés par nos erreurs… On a peut-être trop défendu…») mais on a repéré deux choses : un débit deux à trois fois plus rapide que celui des journalistes qui le questionnaient et une réduction de l’objet lexical – le terrain, au ras du gazon – que le foot associe souvent à l’efficacité et à la compétence.

A chaque fois qu’on le croise, on en garde une impression de sécheresse un peu secrète, la même que dégage le sélectionneur des Bleus champions du monde, Didier Deschamps, soit dit en passant, et l’intérêt est surtout de savoir jusqu’où cette siccité se niche. Dans l’Equipe magazine de samedi, l’entraîneur du RC Strasbourg, Thierry Laurey, vainqueur samedi de la Coupe de la Ligue, raconte qu’il faisait chambre commune avec Rudi Garcia quand les deux hommes ont passé leur diplôme d’entraîneur à Paris. La suite vaut le détour : «J’ai un souci avec les anniversaires, explique Laurey, et, un jour, ma femme m’appelle alors que nous étions dans notre chambre commune de Clairefontaine avec Rudi. Elle me dit : “Tu n’as pas oublié quelque chose ?” Je cherche et Rudi me murmure : “Anniversaire de mariage !” Quand je raccroche, je lui demande comment il peut savoir et il me répond : “Mais enfin, tous les joueurs de foot se marient au mois de juin !” [Puisqu’ils jouent au foot tout le reste de l’année, ndlr] Il percute tout de suite, Rudi.»

Vision clanique

L’entraîneur marseillais est seul sur sa planète. Son quant-à-soi est une arme – va savoir ce qu’il a dans le crâne. Sa manière de voir le marché des transferts dit des goûts de luxe – il veut des joueurs expérimentés et chers, sacrifiant ainsi les perspectives de revente attachées aux jeunes joueurs – et une vision clanique, avec de la repasse. Il a fait venir à l’OM des joueurs qu’il avait déjà croisés dans ses vies précédentes, Rami et Payet à Lille, Strootman à l’AS Roma.

C’est pour manger tout de suite : le jour où il partira, Garcia laissera une terre brûlée, avec des joueurs trentenaires sur le déclin scotchés au club par des contrats pharaoniques. Et il laissera autre chose : l’image d’un homme en totale opposition avec un environnement bouillant mais qui pour autant s’accommode, comme peu d’entraîneurs de sa génération, de l’hyperindividualisme des joueurs, sortant comme neuf d’un club qui avait pourtant fini par broyer un type aussi solide que l’actuel sélectionneur des Bleus. Ce sera comme pour le match de Balotelli samedi : une immense victoire personnelle. Loin, si loin des rêves d’épopées collectives que l’on vend à ceux qui payent pour les voir.

ParGrégory Schneider, Envoyé spécial à Marseille

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