Roland-Garros : Naomi Osaka, le temps de l’innocence

Published 24/05/2019 in Sports

Roland-Garros : Naomi Osaka, le temps de l’innocence
Naomi Osaka, le 16 mai au tournoi de Rome. Tout en puissance et en agressivité sur les courts, la joueuse a vu ses élans personnels et inconséquents qualifiés d’un nouvel adjectif en japonais : «Naomi-esque» («Naomi-bushi» en version originale).

Portrait

La numéro 1 mondiale sera, à partir de dimanche, la principale attraction du tableau féminin à Paris. A 20 ans, la Japonaise, née d’un père haïtien et élevée aux Etats-Unis, n’a rien perdu de son insouciance. Un atout, sur le terrain comme dans les médias, fatalement appelé à disparaître.

C’est encore la scène la plus parlante sur Naomi Osaka, meilleure joueuse du monde et principale attraction d’une édition 2019 de Roland-Garros qui débute dimanche : son irruption dans le monde de l’entertainment par la face nord – le talk-show de l’animatrice, humoriste, écrivaine et icône mondialisée de la cause lesbienne Ellen DeGeneres, mi-septembre, quelques jours seulement après que la Japonaise eut crevé les plafonds en remportant à l’US Open le premier de ses deux titres du Grand Chelem à 20 ans, contre une Serena Williams en furie. Face à la maîtresse des lieux, Osaka ne pèse pas lourd.

Pourtant, elle s’installe comme chez elle, aussi fraîche et littérale qui si elle était toute seule, marquant d’entrée un étonnement de midinette envers la présentatrice – «c’est tellement bizarre de voir comme vous êtes une vraie personne» – et en sortant une bien bonne quand il lui fut demandé ce qu’elle comptait faire de son argent : «Acheter des choses à mes parents.»

DeGeneres : «Quelles choses ? Une maison ?»

Osaka : «Non. Une télé, pour pouvoir regarder votre émission. Une télé vraiment grande.»

Puis, Osaka a battu en retraite. Sous un feu roulant : ayant confessé un faible pour «l’acteur qui joue le méchant dans le film “Black Panther”», dont elle ne connaît pas le nom, la joueuse a vu son interlocutrice envoyer un selfie en direct au comédien en question (Michael B. Jordan, qui expédiera une photo de lui un mois plus tard pour l’anniversaire d’Osaka) tout en se faisant livrer la fameuse télé XXL en plateau, magie du show à l’américaine.

Début janvier, durant l’Open d’Australie qu’elle remportera aussi, la Japonaise avait également marqué les esprits par la bande, répondant à une question anodine sur son temps libre : «Tous les soirs, juste avant de me coucher, j’écris des blagues. Je crois que c’est le moment de vous le dire.» Un présent lui réclame alors une sorte d’échantillon. Osaka s’est esclaffé avant de rentrer dans sa coquille : «Non, je plaisante. C’était ça, la blague.» Difficile de démêler la part de l’humour pince-sans-rire – que l’ancien champion américain John McEnroe lui prête, par exemple – d’une timidité maladroite. Du coup, le Japon lui a inventé un adjectif rien que pour elle, exprimant ses élans à la fois inconséquents et personnels : Naomi-esque, «Naomi-bushi» en VO, une langue que la joueuse, exilée aux Etats-Unis dès l’âge de 3 ans, maîtrise imparfaitement. «On va la voir grandir en direct et en mondovision, expliquait en début d’année l’immense joueuse désormais retraitée Chris Evert pour le magazine Vogue. Sur le court, mais aussi en dehors. Et ce ne sera pas facile.»

Roméo et Juliette

Sur le court, pour l’instant, c’est simple. Osaka est un précipité de ce que le tennis féminin fantasme depuis vingt ans : un clone de Serena Williams. Beaucoup de puissance et d’agressivité, plus particulièrement côté revers. Un service qui rapporte des points directs. Et, surtout, des appuis au sol exceptionnels, qui font l’admiration du circuit. «On a travaillé sur ses angles [de frappe], expliquait lors de l’Open d’Australie son coach d’alors Sascha Bajin, dont le clan Osaka s’est séparé dans la foulée. On les a juste un peu plus travaillés que tout le reste.»

Mentalement, Osaka fait son âge, c’est-à-dire que sa fraîcheur et son insouciance la portent, une enfance de l’art qui finira bien par s’envoler quand la peur et le stress s’inviteront chez elle. Pour la faire rentrer dans un processus où elle devra reparamétrer son esprit à chaque fois qu’un nouveau frein psychologique s’imposera à elle. Personne n’y coupe : pas plus les femmes que les hommes, ce qui explique la multiplication des coachs mentaux observée sur le circuit.

La numéro 1 mondiale n’en est pas là, pas encore. Aux innocents les mains pleines. Le coup qu’a tenté de lui faire Serena Williams en finale de l’US Open est bien connu, on en avait par exemple été témoin à Roland-Garros lors de la demi-finale remportée par la Californienne contre la Suissesse Timea Bacsinszky en 2015 : quand elle est dominée, la cadette des Williams prétexte n’importe quoi pour y puiser un surplus de révolte et prendre toute la place, rappelant le monstre de volonté et de hargne qu’elle est et accessoirisant son opposante du moment. Quand Osaka a évoqué l’incident, on a tout simplement appris qu’elle n’était pas tombée dans le panneau pour la bonne raison qu’elle n’avait rien compris. La Japonaise ne disputait pas sa première finale en Grand Chelem, mais un match de tennis. Elle avait bien essayé d’écouter Williams s’en prendre («voleur», «menteur») à l’arbitre mais, trop loin, elle n’avait pas entendu.

Du coup, elle a gardé le fil. Et la vie de Naomi Osaka a tourné là-dessus. «Je me suis toujours identifiée à Serena, expliquait-elle cet hiver au magazine l’Equipe. La seule comme moi, grande et puissante. Et noire.»

Toutes les clés du phénomène Osaka sont dans la même phrase. La genèse, c’est Romeo et Juliette. Haïtien, son père, Léonard François, rencontre sa mère, Tamaki Osaka, au début des années 90 sur l’île d’Hokkaido : ils cachent leur relation jusqu’à ce que le père de Tamaki s’en aperçoive et rompe toute relation avec le couple, ressentant un profond déshonneur de voir sa fille fréquenter un étranger. Aujourd’hui, la joueuse enfourche volontiers le cheval de bataille de la mixité, incarnant une certaine modernité dans un contexte japonais encore emprunt de traditionalisme.

Mari Osaka naît en 1996, Naomi en 1997. Deux ans plus tard, le père tombe sur la finale du double féminin de Roland-Garros et voit les sœurs Williams s’imposer face à la paire russo-suisse Kournikova-Hingis au terme d’un suspense à couper le souffle : les cloches de la vérité tintent alors à toute force à ses oreilles, ses filles feront du tennis. Comme le père Williams, il ne connaît rien au tennis. Comme lui, il n’a pas un sou. Pour faire comme lui, il émigre aux Etats-Unis, à Long Island d’abord, puis en Floride dès 2006. En mars, le Sun Sentinel a consacré une longue enquête au passage du clan Osaka au Lakeshore Tennis Park de Miramar (au nord-ouest de Miami) et tous les entraîneurs qui se sont penchés sur les deux sœurs racontent la même chose : aucun n’a été payé, le père leur jouait la sérénade à temps complet et tout ce petit monde a filé sans dire au revoir dès que Naomi a commencé à ramasser les dollars sur le circuit, malgré «les promesses verbales d’arrangement financier» émises, selon eux, par Léonard François en cas de réussite.

La mal par le mal

Incidemment, on apprend que celui-ci ramassait les balles et exerçait des menus travaux dans le club pour compenser tant qu’il pouvait la formation de Mari et Naomi. Et que la vocation de cette dernière était incertaine : «Je n’étais même pas sûr qu’elle aime le tennis, explique Bill Adams, le tout premier à avoir travaillé avec les filles Osaka. Mais je n’avais jamais vu qui que ce soit bouger comme ça sur un court. Tout le monde pensait que Mari deviendrait plus forte que sa sœur. Mais quand on se déplace comme ça… Je me suis dit non, c’est l’autre.»

Les sœurs Osaka suivront la méthode Williams, le mal par le mal : les tournois seniors le plus vite possible plutôt que ceux de leur catégorie d’âge, quitte à prendre des trempes. Une sorte de course effrénée que Naomi, une fois installée, appliquera au business : à 21 ans, elle a déjà changé deux fois d’équipementier, ses ascendances diverses avec une vue imprenable sur un marché japonais plus facile à dominer que son pendant américain – ce qui explique le choix du père de la faire jouer sous pavillon japonais, selon certaines sources – faisant beaucoup pour son potentiel de séduction auprès des sponsors.

Les montres Citizen, le constructeur Nissan, les soins de beauté Shiseido… Dans le contexte, la jeune fille incarne, sinon le futur, du moins une forme de mondialisation heureuse. Ça ne va pas non plus tout seul. En mars, le géant de l’agroalimentaire Nissin s’est retrouvé pris par la patrouille : son «égérie» publicitaire apparaissait très, très pâle dans un spot de la marque, les soupçons de blanchissement pour complaire à un pays profondément attaché à son homogénéité ethnique allant bon train. Osaka a volé au secours de son sponsor, mais celui-ci a dû battre en retraite, retirant son spot et promettant «plus d’attention aux problèmes de diversité à l’avenir», manière aussi de comprendre que la joueuse fait bouger les lignes, même malgré elle. Le 16 octobre, le jour de ses 22 ans, la joueuse fera face à un obstacle de taille : la législation japonaise interdit la double nationalité au-delà de cet âge et Osaka dispose à ce stade d’un double passeport, japonais et américain. Le ministre japonais de la Justice estime à environ 890 000 le nombre de citoyens japonais de plus de 22 ans disposant également d’un passeport étranger, et aucun d’entre eux ne s’est vu retirer la nationalité japonaise jusqu’ici.

Régime d’exception

Le statut symbolique joue cependant contre elle : difficile de laisser un cas aussi médiatisé en suspens, sauf à remettre en question l’existence même de la loi. Au Japon, les experts du droit s’écharpent là-dessus, les uns plaidant un régime d’exception dû au talent, d’autres une renonciation formelle – une simple phrase de la joueuse en gros – à sa nationalité américaine. Et le feuilleton va bon train. Loin, très loin du très haut niveau et des ressorts intimes d’Osaka.

Vendredi, à Roland-Garros, on était aux premières loges pour entendre la championne dispenser une pure leçon de positivisme à l’américaine : «Toute petite, je voulais gagner pour être à la place de celles que je voyais à la télé. On dit toujours que quand il y a la volonté, il y a un moyen. Mais si tu laisses 1 % de détermination au bord du chemin, tu n’y arriveras jamais. J’ai compris que je gagnerais l’Open d’Australie dès le 2e tour. J’ai appelé ma mère [aux Etats-Unis], et je lui ai demandé de venir. Elle a répondu non.» Rires dans la salle. Et la gloire ? «Il y a plus de journalistes que l’année dernière. Sinon, je ne fais pas grand-chose au quotidien qui nécessite de réfléchir au fait que j’ai changé de statut.» Ça finira bien par arriver. Le monde les rattrape tous.

ParGrégory Schneider

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