A Cap Canaveral, les Américains en pincent à nouveau pour la Lune

Published 20/07/2019 in https:2019/07/20/

A Cap Canaveral, les Américains en pincent à nouveau pour la Lune
Des badauds observent le lancement de la fusée Falcon Heavy de SpaceX, le 11 avril en Floride.

Reportage

Cinquante ans après le premier pas de l’homme sur la Lune, la conquête de l’espace revient sur le devant de la scène. Cette fois, la Nasa est accompagnée d’entreprises privées comme SpaceX ou Blue Origin.

Dans un hangar climatisé, le lieutenant-colonel Michael Thompson tire sur la paille de son gobelet. A l’extérieur, le silence et un soleil de plomb assomment la base de l’armée américaine Cap Canaveral. «Ce jet-ski, les Zodiacs là-bas, et tout ce que contient ce hangar peuvent être parachutés en urgence presque partout dans le monde en quelques heures», affirme le militaire, tout de treillis vêtu.

Le «Detachment 3», régiment de la US Air Force, est en partie spécialisé dans le sauvetage des astronautes sur Terre. Discipline niche s’il en est. «Dans un mauvais scénario, une capsule spatiale peut par exemple amerrir dans le Pacifique Sud, au milieu d’un ouragan, sans batterie et être entraînée par les courants. Notre job, c’est de retrouver l’astronaute.»

Michael Thompson et son équipe pourraient avoir du pain sur la planche dans les années à venir. La conquête de l’espace, l’un des dadas préférés de la première puissance mondiale, a de nouveau le vent en poupe, cinquante ans après le premier pas de l’homme sur la Lune, et huit ans après l’interruption des vols habités depuis les Etats-Unis. Sous la pression de Washington et à grand renfort de privatisation de la course aux étoiles, hommes et femmes devraient bientôt reprendre place à bord de capsules américaines.

206 lancements en 1960

A Cap Canaveral, bras de terre séparé de la côte Est de la Floride par la Banana River, il flotte une atmosphère de défi. «Le vice-président, Mike Pence, a affirmé que nous étions le principal portail vers l’espace, ça doit vouloir dire que nous le sommes», commente, faux modeste, le général Douglas Schiess, commandant de l’unité 45e Space Wing, depuis un bâtiment à l’allure vieillotte sur la base Patrick Air Force.

A en croire le calendrier fièrement brandi par l’armée, 28 fusées devraient être lancées cette année. Pour 2020, l’objectif est de 48 lancements, soit près d’un par semaine. Loin du pic des 206 lancements effectués en 1960.

En mars, Mike Pence a accéléré la cadence, mettant la pression sur la Nasa et les compagnies privées : les Américains retourneront sur la lune d’ici cinq ans, soit 2024, «par tous les moyens possibles», a-t-il prévenu. «Nous sommes engagés dans une course spatiale tout comme dans les années 60, mais les enjeux sont plus importants.»

Il n’est dorénavant plus question d’un simple plantage de drapeau. Cette nouvelle course à l’espace revêt différents challenges, qu’ils soient publics et privés : retour et exploration des ressources de la Lune, colonisation de Mars, vols commerciaux et touristiques, actualisation de l’arsenal militaire. De nouveaux adversaires sont apparus. En plus de la Russie, la Chine, dont les capacités spatiales grossissent à vue d’œil, se tient désormais dans le viseur américain. Dans une moindre mesure, l’Inde et le Japon tentent de leur côté de rejoindre la course. Autre changement de taille avec les années 60 : la Nasa a perdu de sa superbe.

Gouffre financier

Autrefois actrice majeure des opérations, l’agence fédérale est aujourd’hui empêtrée dans le gouffre financier «SLS», projet toujours en cours annoncé comme la fusée la plus puissante jamais construite par la Nasa, pensé pour conduire les prochains astronautes américains sur la Lune. Mais face aux retards importants, des alternatives sont privilégiées. «Si les fusées privées sont la seule façon de ramener des astronautes américains sur la Lune dans cinq ans, on utilisera des fusées privées», a encore dit Mike Pence.

La Nasa compte de plus en plus sur ce secteur. En 2014, SpaceX et Boeing ont tous deux remporté des contrats d’une valeur combinée de 6,8 milliards de dollars (5,8 milliards d’euros) pour construire des capsules capables de transporter des êtres humains dans l’espace. Récemment, l’agence a annoncé que deux compagnies seraient sélectionnées pour mener des missions de sécurité nationale pendant cinq ans dès 2022. A la clé pour les heureux élus : plus d’un milliard de dollars de revenu par an à se partager.

L’offre a mis en ordre de bataille les différents acteurs. Sur la ligne de départ : Blue Origin, compagnie de l’homme le plus riche du monde et patron d’Amazon, Jeff Bezos, SpaceX, joyau de l’excentrique Elon Musk, Northrop Grumman, société de défense militaire, et le sous-traitant historique de la Nasa ULA (United Launch Alliance), consortium regroupant Boeing et Lockheed Martin dont le monopole auprès de l’Air Force a volé en éclats suite à l’arrivée en trombe de SpaceX. L’entreprise d’Elon Musk avait poursuivi en justice l’armée américaine pour obtenir le droit de faire entrer ses petites fusées recyclables dans la cour des grands. En somme, jamais Cap Canaveral n’a autant ressemblé à un hub d’entreprises.

Rêves mégalos

Là-haut, parmi les étoiles, les rêves mégalos des milliardaires côtoient les désirs de domination des militaires. Ici bas, génies de la Silicon Valley et officiers à grosses chevalières travaillent en bonne intelligence. Et les yeux des militaires brillent lorsque l’on parle de leurs drôles de partenaires, lesquels sont invisibles («très occupés»), mais omniprésents dans les discussions.

«Boeing fait des merveilles depuis des lustres. Et SpaceX essaie des choses que personne d’autre ne fait, lance le commandant lieutenant-colonel Dane Mahan, dans le hangar de Cap Canaveral. On ne veut pas faire de préférence, mais SpaceX, c’est extraordinaire.»

Le 11 avril, l’entreprise a réussi le premier lancement commercial de sa fusée lourde Falcon Heavy, et, détail qui a son importance, est parvenu à récupérer ses trois boosters sur Terre et sur une barge en mer. Dix-septième lancement commercial en date, le 4 mai la capsule Dragon s’est par ailleurs amarrée avec succès à l’ISS pour y apporter des ravitaillements. «C’est impressionnant ce qu’ils font. Et ils sont très jeunes : quand j’entre dans leurs locaux, la moyenne d’âge double instantanément», s’amuse Dane Mahan, seulement âgé de 41 ans.

Les technologies de la compagnie d’Elon Musk font mouche. Pour une raison simple : pour 2020, le coût d’un lancement d’un large satellite effectué par ULA s’élève à environ 422 millions de dollars. Celui d’une fusée de SpaceX gravite autour des 90 millions de dollars, selon le site de sciences et technologies Ars Technica. D’après des estimations, le recours à ces nouvelles fusées aurait déjà fait économiser plus d’un milliard de dollars au contribuable américain.

«Endroit le plus romantique de Cap Canaveral»

Au milieu des fusées étiquetées «United States» exposées à l’air libre – 8 000 ont été tirées de Cap Canaveral, dont celle transportant Neil Armstrong –, des blockhaus, ex-salles de contrôle devenues parfois des musées et des rampes de lancement, sortes de plaques d’eczéma au milieu de la verdure des lieux, se dresse l’«endroit le plus romantique de Cap Canaveral», d’après une jeune lieutenant.

Idéalement situé en front de mer, le lieu n’est autre que la rampe de lancement sur laquelle a pris feu la capsule Apollo 1 durant une phase de test en 1967, accident ayant entraîné la mort des trois membres d’équipage avant même le départ de leur mission pour la Lune. On qualifierait plutôt l’endroit de sinistre. Dans un coin, trois bancs gravés des noms des astronautes et des bouquets de fleurs séchées rappellent les risques de telles missions.

La sécurité des prochains voyageurs spatiaux, et à terme de la nouvelle génération de touristes assez aisés pour aller faire un tour dans le cosmos, est d’ailleurs loin d’être garantie. Le 17 juillet, un prototype d’une fusée de SpaceX a pris feu à Boca Chica au Texas, presque trois mois après un autre incident sérieux. Le 20 avril, la capsule Crew Dragon lancée par SpaceX a explosé au large de la plage Cocoa Beach, laissant échapper une fumée ocre au-dessus de l’océan. Cette capsule est censée transporter des astronautes dans les mois prochains.

Terre à terre

Sans ces compagnies privées, la seconde jeunesse des Etats-Unis dans le domaine spatial ne serait «probablement pas» d’actualité, concèdent des experts. Et sans ça, exit les ambitions militaires de Washington qui, contrairement à Bezos ou Musk, tous deux obsédés à l’idée de poser les premières pierres d’une civilisation multiplanétaire, restent plus terre à terre.

Pour Donald Trump, il s’agit de stratégies de défense terrestre via des «équipements américains» dans l’espace, comprendre des satellites de surveillance, de communication, des GPS, des radars antimissiles… Et pourquoi pas des capteurs capables de détecter les missiles lancés par la Corée du Nord.

Depuis plus de dix ans, les progrès de la Chine – qui a démontré dès 2007 qu’elle pouvait abattre des satellites – ont redéfini les priorités des Etats-Unis. «Il s’agit de déterminer comment défendre au mieux les équipements en cas d’éventuelles attaques, résume Brian Weeden, expert en guerre spatiale à la Secure World Foundation. La discussion est en cours. Certains suggèrent d’avoir beaucoup de satellites en orbite facilement remplaçables. D’autres optent pour que ces outils précieux soient équipés d’un système de défense. Qu’on leur donne un bouclier et des épées en quelque sorte.»

«Bataille gagnée ou perdue dans l’espace»

Pour l’heure, le nombre de missions spatiales liées à la sécurité nationale n’a pas augmenté de manière significative. Mais cela pourrait changer, notamment en cas de création d’une force de l’espace voulue par Donald Trump. Cette sixième branche de l’armée, qui serait destinée aux activités spatiales et dont le budget de départ est estimé à 300 millions de dollars (267 millions d’euros), est déjà présentée comme rien de plus que ce que l’Air Force sait déjà faire. «La prochaine bataille sera peut-être gagnée ou perdue dans l’espace», a déclaré début avril Patrick Shanahan, alors ministre de la Défense par intérim, espérant appuyer la création de cette force.

Quoi qu’il en soit, Andrew Steritta, recrue d’un escadron chargé de la vérification des fusées, trépigne. «Au début, mon ambition était simplement d’être dans l’Air Force», indique le jeune homme de 29 ans originaire du Minnesota. «Puis j’ai pris conscience des développements dans le secteur de l’espace, alors je suis venu. Ça va devenir de plus en plus intéressant par ici.»

ParCharlotte Oberti, envoyée spéciale à Cap Canaveral

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