Concrete : adieu à l’arène de la nuit

Published 22/07/2019 in Musique

Concrete : adieu à l’arène de la nuit
A la dernière de Concrete, samedi 20 juillet à 19h02.

Reportage

Après plus de sept ans de règne sur les soirées parisiennes, le club techno se voit contraint de quitter la péniche qui l’accueillait suite à un litige financier. Ce week-end, les clubbeurs de tous âges et de tous milieux ont participé à cet ultime rendez-vous lors d’un marathon de cinquante heures. Impressions d’un profane sur une fin de party.

Le DJ paraît minuscule, mais c’est lui qui a les pleins pouvoirs dans cette zone-ci de la péniche. Trône, sceptre et petits chaussons. Des gens bougent sur son set comme si leur squelette était en pleine guerre d’indépendance contre leur chair et leurs os. Il y a ceux qui laissent le novice bouche bée. Chacun de leurs gestes a l’air amoureux de celui qui suit. C’est géométrique, mais tendre sur les contours en s’y attardant une minute ou deux. Et il y a ceux qui s’agitent comme Tony Montana dans Scarface, le gangster parano, bricoleur de choré dans une boîte de Miami. Ils danseraient sans doute pareil sur le générique d’Arabesque et prennent ce que l’inspiration donne pour planer dans les mêmes cieux que les autres. Et si à cet instant de la nuit, aux portes de l’aube, le son s’arrêtait brusquement, comment réagiraient les corps ? Dans quelle position se figeraient-ils ?

Des centaines et des centaines de bulles, dans laquelle chacun finit par personnaliser son kif, représenteraient à la perfection l’ensemble de ce peuple. Elles se sourient, se côtoient, se touchent, se causent, se jugent, se caressent, se découvrent, se bousculent. La Seine observe tout ça depuis sept ans et on s’interroge aussi : qu’est-ce qu’elle en pense, elle ? Et qu’est-ce qu’elle nous raconterait ? Cette coquine sait tout.

Transcendance

La Concrete, club techno ouvert sur l’eau en 2012, ferme ses portes. Paris lui doit des masses, qu’on accroche ou pas à ce que celui-ci véhicule : ses fondateurs ont trouvé, au-delà d’un joyeux business, un remède contre la somnolence qui guettait la nuit parisienne, moins fainéante et plus désirable depuis. Le fêtard costaud y voyait un prolongement du plaisir. C’était du 24/24 le week-end, avec cette possibilité de tout arracher jusqu’au dimanche dans la nuit. Pour la clôture, une soirée de cinquante heures en continu fut organisée dans ce coin-ci du XIIe arrondissement de la capitale, de vendredi soir à lundi, à l’aube. Les DJ se sont succédé à la chaîne (Antigone, AZF, Shlomo, Ron Morelli, Ben Vedren…). On y est allé par à-coups, avec la gamberge, la démarche et la respiration du puceau : leur dernière est la première de votre serviteur.

Un photographe de la première heure s’est replongé dans ses œuvres d’antan, à la genèse de la Concrete. Sur le pont, il résume son voyage dans le temps : «La moyenne d’âge a baissé de dix ans.» Les trentenaires et plus peuplaient la péniche au commencement, avant de progressivement s’effacer et d’émigrer, pour certains, vers d’autres endroits.

A la dernière de Concrete, dimanche 21 juillet à 21h40. Photo Cha Gonzalez pour Libération.

Vendredi, la file d’attente ne lui donnait pas tort : le seul homme aux cheveux gris, à cet instant de la nuit, scintillait comme l’unique bougie sur le gâteau. Il était là au milieu des peaux lisses et près d’un garçon châtain vêtu d’un tee-shirt personnalisé au poil : «Le petit enculé», détournement du Petit Marseillais – le logo du savon a été repris à l’identique.

Il se pourrait que Raphaël, le golgoth métis et banlieusard tout de gris vêtu, ait été le benjamin de l’histoire. 17 ans. Tu parles d’un destin à court terme. Il jouait à la PlayStation quand son frangin l’a embarqué avec lui à la soirée. Le premier veut devenir cuistot comme sa mère et le second, complètement bourré, le verrait bien en Australie où il aurait quelques connexions dans les chantiers de construction à «38 dollars de l’heure».

Brice Coudert, l’un des cofondateurs, a toujours assumé cette nouvelle pyramide des âges. En substance, le succès du projet se lit aussi à travers le renouvellement de générations. Celui-ci défend également une théorie. Dans les années 80, la techno et la house promouvaient un délire futuriste basé sur l’espoir d’une société meilleure grâce au progrès. Désormais, on est revenu à quelque chose de plus sommaire : trouver la meilleure musique possible pour échapper à la folie du merdier ambiant.

Parmi les laboratoires de toutes les sociologies, les toilettes demeurent une valeur intrinsèquement sûre. Un photographe de talent, dans une excitation à ça de la transcendance, y a alpagué des filles à la vessie gonflée tout près des lavabos, à ça de l’aurore. Certaines posent allongées sur le sol sans même demander pourquoi. Et d’autres répondent à n’importe quelle question sans un début de bégaiement. En robe verte, devant le miroir, une femme à deux doigts de la quarantaine pense faire peur aux hommes. «Trop indépendante.» Alors, elle couche avec son meilleur ami pour compenser.

Gamins et touristes

Brice Coudert vadrouillait dans le milieu du rap français avant de vivre une soirée au Berghain, à Berlin, club techno à la réputation increvable. Hasard total : il part pour un trip dans les pays de l’Est avec une bande fauchée au début des années 2000. «Un collègue gay m’appelle et me conseille d’y aller.» Et : «A l’entrée, je me rappelle avoir vu une sorte de sosie de Marilyn Manson. Ça met une pression. A l’époque, j’étais dans mon délire un peu caillera de Garges.» Il ressort de là converti, sans rien mystifier a posteriori : des ponts plus costauds qu’on le croit existent entre la techno et tout ce qui a trait à la culture musicale du banlieusard né dans les années 70-80, en l’occurrence le funk et le hip-hop (et tous ses dérivés).

Voir aussi Le diaporama «Fin de party»

A la dernière de Concrete, lundi 22 juillet à 2h51. Photo Cha Gonzalez pour Libération.

A la longue, son boulot dans la finance était de trop : la musique comme il la vit a besoin d’espace vital. En 2012, il fonde la Concrete avec Aurélien Dubois et Adrien Bétra. Le trio de trentenaires cartonne d’emblée, met en avant des DJ locaux et attire aux platines des pointures européennes du milieu. Brice Coudert : «On vend de la fête. Et cette fête devient un appât pour donner envie aux gens d’écouter cette musique.» L’homme chauve revendique d’avoir démocratisé avec son équipe un courant musical souvent caricaturé. Rohff, l’un des rappeurs les plus influents des années 2000, avait résumé la certitude dominante dans l’un de ses morceaux phares : «Fuck la techno, c’est de la musique de drogués.» Il finira par traverser le pont lui aussi et s’essayer, quelques années plus tard, à un titre électronique.

Des puristes mouftent en récitant l’hymne à la mélancolie, pointant du doigt le public de la Concrete – trop de gamins, trop de touristes. A leur goût, celui-ci est trop éloigné de l’esprit et de l’histoire du mouvement, où la culture avait des relents clandestins. Donc confidentiels. Donc fantasmés. Donc mythifiés.

Veste panthère

A., jeune fille noire percée à toutes les extrémités du pif, est passée au Berghain l’an passé. Le raconter lui élargit les yeux – en longueur – et les joues – en largeur. 1) Les soirées électroniques françaises sont mignonnes, comparé à Berlin. Tout est décuplé comparé à Paris. Le son, le visuel, les sensations, les points de ravitaillement pour les dopés. 2) Même si elle a assisté à des scènes pour adultes et aperçu des trombines d’outre-tombe, elle considère l’Allemand plus respectueux. Avant de se frotter à qui que ce soit, il s’assure d’avoir bien été compris dans sa démarche. 3) Elle a connu son meilleur coup à la Concrete. Vers minuit, elle fila son astuce pour distinguer un fêtard de gauche d’un fêtard de droite. Le premier prend des shots au bar, le second des bouteilles. Admettons. Et les gens d’En marche alors, élus sur un grand écart ? Des shots dans des bouteilles ?

Dimanche matin, un vigile caressait avec son pouce ramolli la joue de ceux qui s’endormaient, avant d’utiliser son index en érection pour leur indiquer la sortie. Pas de repos possible, même le jour du Seigneur, et même si certains scindent leur corps en deux sur des fauteuils ou des bancs. Leurs yeux se ferment, mais leur bassin, leurs guibolles, leurs mollets continuent de se mouvoir en rythme. Ailleurs, au même moment, le DJ (Mezigue) du haut de la péniche (en plein air, là où le son est plus doux) porte une veste panthère et un masque. Il le remonte pour picoler une gorgée ou deux. Ce démon tacheté de passage est si fortiche qu’il ferait twerker un cul plâtré. Sinon, des gens tombent sur le journaliste de Libé à l’heure du petit-déjeuner – ils lui font l’accolade, lui claquent des bises, lui offrent des moitiés de câlins (à une main et un bras).

Tignasse trempée

Pauline, qui s’occupe de l’exploitation des bars de la péniche, philosophe sur la Concrete : «On a réalisé des idéaux impossibles à mettre en pratique ailleurs, à savoir dans les endroits où on avait travaillé avant.» Elle met la mixité de la population en numéro 1. «Avoir des gens qui ressemblent à nos villes et nos quartiers.» Et raconte la fois où elle a débarqué un dimanche matin et que le peuple sur place s’est mis à improviser des sprints sur la piste – elle n’y bossait pas encore. La sauterie de ce week-end a brassé de tout. Parisiens pur jus, banlieusards, Français d’autres grandes villes, ruraux, touristes européens.

Un litige financier aura eu raison du club, lequel avait formulé une offre pour s’installer définitivement dans cette partie-là de la Seine. Refus du bailleur, en dépit du soutien de la mairie de Paris et du statut acquis par l’établissement. Dans une semaine, la Concrete déménagera à la ZAC de Bercy, à quelques kilomètres de là. Dimanche, en tout début de soirée, Anne Hidalgo (maire) et Jack Lang (directeur de l’Institut du monde arabe) ont fait une apparition derrière Molly (DJ) sous les hourras, la plus belle ovation pour des socialistes depuis des lunes et des lunes.

Dimanche matin, encore. Une jeune fille égratigne un DJ de passage quelques heures plus tôt dans la nuit. «Il ne regarde pas son public. Or, il faut lever les yeux pour s’adapter à lui. Sans connexion, il ne se passe rien.» Et un jeune homme blond, chemise déboutonnée au niveau du nombril, serre la pince de tous ceux qui croisent son regard. Il flirte avec la poésie et loue cette chance d’avoir tout ce monde autour de lui à l’heure où d’ordinaire, il se réveille pour aller au boulot. Lui cherche du réconfort en express. Son désir est maximal. «C’est le matin, tout le monde a envie, non ?»

A la dernière de Concrete, lundi 22 juillet à 5h31. Photo Cha Gonzalez pour Libération.

Le DJ roi cité au début a régné, un minuscule bout de nuit, sur le lieu le plus mystique de la péniche, la «main room». Un long couloir d’une centaine de mètres, entouré de vitres qui laissent entrer les plus beaux faisceaux de lumière, comme si les fenêtres avaient négocié en personne avec le ciel. Plus on s’y enfonce, plus on s’approche des platines et plus les probabilités de se convertir totalement à la techno sont immenses, y compris pour les plus récalcitrants de prime abord. Dans la nuit de vendredi à samedi, les coups d’épaules étaient déjà humides. Des gars torse nu étaient déjà en phase de liquéfaction. Plus on s’approche des platines, plus il fait chaud. Lundi matin, les mammifères femelles et mâles sortaient carrément de là la tignasse trempée.

Toilettes, bis. Une femme crie en entrant dans le sanctuaire doté d’une chasse d’eau. Autour de la taille, elle arbore un tissu aux couleurs de l’Algérie, désormais sur le toit du continent. Car une autre fermeture a eu lieu ce week-end, celle de la Coupe d’Afrique des nations de football. Ses supporteurs ont donné un autre relief au mot boucan. Convergence des euphories : imaginons qu’ils soient montés faire la fête sur la péniche…

M. s’est fait dépouiller à l’extérieur du club. Clés, carte bancaire, téléphone : des saligauds ne lui ont absolument rien laissé. Samedi, au lever du matin, M., gabarit fin en short et tee-shirt rose, a vu rouge contre la Terre entière. Il a grimpé les escaliers donnant sur la route. S’est chauffé avec quelques dealers, dont certains rôdent en trottinette. S’est pris une affreuse branlée en dépit de l’intervention de quidams. Quand il redescendra, un vigile lui dégainera la phrase la plus inutile qui soit : il n’avait qu’à rentrer chez lui au moment où il y voyait encore clair. Paraît-il qu’il divaguait, allongé au sol sur le dos, avec l’une de ses pompes dans la main. Et après ?

Dans les récits entendus à la Concrete, les histoires d’amour reviennent en boucle. Un baiser avec une Mexicaine qui devient idylle, un mariage deux ans après un gros kif, un garçon qui retrouve une fille sur Instagram des mois après s’être croisés sur la péniche. N’importe quelle scène ou presque peut se teinter de romantisme ici : on est à Paris, sur la Seine. Donc presque coupé du monde.

Sourire duveteux

Lundi, à 2 h 01 du matin, la Concrete continuait son pot de départ. Contre-théorie : toutes les tranches d’âge ou quasiment étaient entremêlées quelques heures avant la fermeture définitive. La «main room», elle, persistait à fignoler les décalages. Un type lucide s’est approché d’un autre mal en point pour lui choper le pouls et un type mal en point s’est avancé vers un autre lucide pour lui demander de l’aide sans ordonnance.

Au vrai, on retient ce que l’on veut dans ce coin-ci du XIIe arrondissement. Les contrastes au lever du soleil par exemple : quand certains le contemplent sur le pont sans esquisser le moindre mouvement, d’autres à cinquante mètres de là se déchaînent sur la piste, dans la pénombre. Les contrastes sur les photos shootées pour Libération aussi : il y a ce vieil homme sans rien sur le dos, mais aussi ce jeune frisé, banane en bandoulière et sourire qui étale son duvet.

Ce dernier avait une anecdote pour nous. Un jour, il s’est retrouvé dans une soirée techno. Il les apprécie pour une raison : quel que soit le degré de folie, le fond pacifique de ce courant musical aux branches multiples permet des interactions improbables entre inconnus. Les yeux d’une fille avaient retenu son attention. «Ses pupilles… c’était fou. Je lui ai demandé ce qu’elle avait pris. Elle m’a répondu: “Rien du tout, j’ai juste perdu mon grand-père aujourd’hui.” Elle a répété ça plusieurs fois.» Quel bordel.

A 2 h 02, deux petits gars recalés ont quitté le quai et grimpé les escaliers pour regarder la Concrete d’en haut, sur le bitume. Ils auraient aimé en être, ça a l’air bien, même de loin. A 2 h 03, un bonhomme rond, moulé dans ses sapes, les rejoindra pour jeter lui aussi un coup d’œil sur ce qui se passe au club. A cette distance, on entend de la musique et quelques cris – on distingue des silhouettes se tortiller et des couples se rouler des pelles plus ou moins sauvages. Il acquiesce sans piper mot et tourne les talons pour regagner sa voiture. Lui semble avoir compris d’emblée que cet endroit sur la Seine n’était pas tout à fait sur Terre.

ParRamsès Kefi Photos Cha Gonzalez

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