Antidopage français : un système en plein marasme

Published 11/08/2019 in Sports

Antidopage français : un système en plein marasme
Analyse d’échantillons de sang, au laboratoire antidopage de Châtenay-Malabry.

Enquête

Un audit confidentiel de l’Agence mondiale, des rancœurs passées qui mettent à mal la lutte, des agents privés de leur autonomie… Rien ne va plus dans l’antidopage français.

La lutte antidopage revient dans l’actualité en France, non seulement grâce (ou à cause) de l’affaire Clémence Calvin, la meilleure marathonienne tricolore, impliquée dans une affaire de contrôle inopiné, mais aussi, de manière bien moins spectaculaire, par la remise en cause du système français par l’Agence mondiale antidopage (AMA). L’autorité internationale suprême édite et amende régulièrement le code mondial antidopage. Une bible que la France ne respecterait d’ailleurs pas à la lettre, selon un audit que l’AMA a elle-même diligenté en 2018, et dans lequel elle liste les anomalies qu’elle a signifiées à l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD).

Entité de droit privé créée en 1999 sur les cendres de l’affaire Festina, l’AMA est basée en Suisse et au Canada. Là-bas, certains estiment qu’il faut mettre à bas un dogme bien ancré selon lequel la lutte antidopage relève de l’Etat. La France se soumettra-t-elle ou ira-t-elle au schisme ? C’est l’enjeu de la bataille. L’audit de l’AMA, hautement confidentiel, dézinguerait par le menu le système de lutte fédéralisé à la française. Retour sur les épisodes d’un feuilleton dont l’épilogue pourrait être rien moins que le désengagement des pouvoirs publics de la lutte contre le dopage…

Des nouveautés pas toutes consensuelles

Parmi les nouveautés du code mondial antidopage, en vigueur depuis le 1er mars : un transfert du pouvoir de sanctionner les athlètes contrôlés positifs des fédérations vers l’AFLD. C’est désormais une commission ad hoc de l’AFLD qui prononce les sanctions. Soit une remise en cause de la base même de l’organisation des contrôles en France, qui fonctionnait pourtant très bien. Jusqu’au 1er mars, ils dépendaient de 14 conseillers interrégionaux antidopage (Cirad), agents de l’Etat agissant en France métropolitaine et outre-mer, sous l’autorité d’une Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale.

Depuis 2014, et jusqu’au 1er mars dernier, ces 14 fonctionnaires agissaient au plus près de leur territoire, dans une optique de décentralisation. Leurs liens avec leur hiérarchie et l’AFLD ne les empêchaient pas de travailler de manière autonome. Les Cirad signaient par exemple de leur main les ordres de mission des contrôleurs qui allaient effectuer les prélèvements. Les informations qu’ils ont pu récolter sur le terrain ont souvent donné d’excellents résultats, tant sur le sport de haut niveau qu’amateur, où le dopage sévit également, qui plus est sur une population qui n’est pas dans les radars médicaux et expose d’autant plus sa santé.

Est-ce l’exemple de la Russie, où l’Etat organisait le dopage tout en contrôlant l’antidopage, qui a échaudé l’AMA ? L’agence impose à présent que le personnel qui œuvre à la lutte contre la tricherie soit totalement indépendant de l’Etat. Il faut rappeler que, depuis sa création, l’AFLD est une agence indépendante, financée cependant à hauteur de 90 % sur fonds publics. Les anciens Cirad, s’ils veulent continuer leur travail, doivent donc se ranger complètement sous la houlette, même hiérarchique, de l’AFLD. Certains Cirad, que Libération a contactés, sont furieux. «On nous enlève notre autonomie, assure l’un d’eux. Nous ne pourrons plus signer les ordres de missions des contrôleurs, ni travailler au plus près du terrain. Depuis 2014, nous avons obtenu des résultats. Là, on va détruire un maillage du territoire construit grâce à un travail de fourmi.»

Pour ajouter de la grogne à la grogne des Cirad, leur agent traitant à l’AFLD est un certain Damien Ressiot, directeur du département des contrôles (1). Ancien journaliste spécialiste du dopage à l’Equipe, où il a sorti de nombreuses affaires, il s’est reconverti, fort de ses connaissances, dans la lutte antidopage. Avant d’intégrer l’AFLD, en 2016, il a vécu un bref et mouvementé passage à l’office de gendarmerie chargé des dossiers liés au dopage, l’Oclaesp, où, d’après les récits que nous avons recueillis, et après époussetage de la langue de bois, on ne le regrette pas. «Il a laissé un bordel innommable, il est caractériel, lunatique, pas rigoureux du tout», déclare une source, qui préfère rester anonyme.

Le prédécesseur de Ressiot, Jean-Pierre Verdy, en poste à la direction des contrôles de 2006 à 2015, se montre péremptoire à son sujet : «Je m’en veux d’avoir mis en place Damien Ressiot. Je n’ai découvert qu’après ses gros problèmes de management. A l’époque, j’étais arrivé à gérer 400 préleveurs : ce ne sont pas des moutons, ce sont de grands professionnels.» Verdy, qui n’est plus le bienvenu à l’AFLD, ajoute : «Les Cirad sont des gens super compétents dans leur métier. Le système français est l’un des meilleurs au monde. Le changer, pourquoi pas, mais pour en faire quoi ? Pour aller où ?» Les Cirad étaient très souvent en relation avec les services des douanes, des brigades des stups et avec l’Oclaesp. Aujourd’hui, les relations de Ressiot avec ses anciens collègues gendarmes sont tellement exécrables qu’il interdit même aux Cirad de travailler avec eux, comme le montrent des mails que Libération s’est procurés.

À l’AFLD, du calme, tout va bien

Face à cette montée de tension, Mathieu Teoran, directeur général de l’AFLD, se veut rassurant : «Tout se passe bien pour les quatre Cirad qui ont accepté le détachement provisoire chez nous et qui, en janvier, vont être embauchés par l’AFLD s’ils le souhaitent.» Le directeur de l’Agence poursuit : «De toute façon, les accords internationaux pris en amont obligent notre pays à se soumettre au code mondial antidopage et aux directives de l’AMA. Nous n’avons pas le choix. Les Cirad ont bien travaillé sur le territoire, de façon décentralisée, mais bon, c’est l’éternel débat entre centralisation et décentralisation. On va perdre quelque chose dans la proximité, mais on va gagner en coordination.» Et d’ajouter que «ceux qui ne sont pas contents de ce changement sont une infime minorité».

Au problème de fond s’en ajoute un de fonds. L’AFLD doit trouver les moyens de payer les Cirad qu’elle emploiera directement à partir du 1er janvier. Or son budget est resté stable depuis des années, autour de 8 millions d’euros. Il pourrait donc ne pas suffire pour embaucher d’autres personnels et poursuivre le développement de son activité, qui va forcément augmenter en vue de Paris 2024. Mais l’heure n’est pas franchement à la distribution d’argent public…

Sur la question du financement de ces nouveaux postes, Skander Karaa, conseiller spécial auprès de la ministre des Sports, Roxana Maracineanu, est clair : «Il faut que l’AFLD puisse développer des recettes propres en proposant ses services à l’étranger, c’est l’un des axes pour son propre financement. On doit être toujours plus performants. En tout cas on essaye !» Parler de performance au ministère des Sports n’est sans doute pas inapproprié, mais la solution que propose Skander Karaa laisse sceptique des sources proches de l’AFLD : «Quand on propose nos services à des pays qui ne sont pas dotés d’une agence nationale antidopage, il faut savoir qu’on court un gros risque de ne pas être payé. Ces pays, souvent du continent africain, n’ont pas les fonds pour ça ou ne vont pas les allouer à la lutte antidopage, qui n’est pas leur priorité…»

Où est-il, ce maudit audit ?

De leur côté, les Cirad sont d’autant plus frustrés que ce fameux audit de l’AMA, daté de mai 2018 et demandant leur transfert à l’AFLD, ils ne l’ont pas vu. Seuls quelques technocrates de l’Agence et du ministère des Sports y ont eu accès. «Nous avons organisé des réunions par téléphone pour donner lecture de l’audit aux Cirad. De toute façon, ils étaient déjà soumis à l’autorité fonctionnelle de l’AFLD», plaide Michel Lafon, chef de bureau à la direction des sports au ministère.

Pour les Cirad, ces réunions téléphoniques ont été prises comme un manque de transparence. «On nous chamboule notre métier et on ne nous présente même pas le texte qui est à la base de ces changements. On a demandé à plusieurs reprises de pouvoir lire l’audit, ou du moins les parties qui concernent nos fonctions : nos demandes n’ont jamais abouti. Il se peut qu’il y ait eu des erreurs de transmission, la position entre la Direction régionale des sports et l’AFLD étant peut-être un brin compliquée pour des étrangers comme les auteurs de l’audit. Pourquoi donc ne pas nous communiquer l’audit et en discuter de façon sereine ?»

Mathieu Teoran regrette la situation sans trouver la solution pour dissiper ce flou : «On a l’impression qu’il y a des doutes sur les remarques présentes dans l’audit. Un climat de suspicion s’est créé, mais l’audit existe bel et bien. Les agents du ministère et de l’Agence n’ont pas le droit absolu de se voir communiquer ce type de document. Cela peut se faire à la demande d’une organisation syndicale, demande qui n’a pas eu lieu à l’AFLD.»

Michel Lafon, lui, sort l’argument massue : «En vue de Paris 2024, nous nous devons d’être exemplaires sur le chapitre de la lutte antidopage.» Sous-entendu, à cinq ans de la grand-messe olympique, pas question de se mettre en faute vis-à-vis de l’AMA avec des querelles franco-françaises. Lafon, comme son collègue Skander Karaa, affirme avoir eu possession de ce document pour travailler à l’ordonnance du 19 décembre 2018, qui transpose ses recommandations dans le droit français. «Nous ne sommes pas amusés à mettre dans l’ordonnance des choses différentes de celles qui sont dans l’audit et qui n’étaient pas obligatoires, insiste Karaa. Cela relève d’une obligation de conformité au code mondial antidopage. On peut penser ce qu’on veut mais il y a des conventions internationales derrière, il faut les respecter. Et le Conseil d’Etat a tout validé.»

Marie-George Buffet, ancienne ministre des Sports, à l’origine de la création de l’AMA en 1999, et le sénateur socialiste Jean-Jacques Lozach, rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale sur l’efficacité de la lutte antidopage de 2013, ont saisi l’Inspection générale de la jeunesse et des sports «pour une mission de contrôle et d’enquête afin d’évaluer les conditions de l’évolution du dispositif des Cirad et de leur statut».

Ils ont également demandé par courrier à la ministre des Sports que leur soit transmis le fameux audit. «A ce jour nous n’avons pas eu de réponse de la ministre, nous confie Marie-George Buffet. Il nous semble nécessaire que les parlementaires en soient informés. D’autant que nous devons ratifier l’ordonnance du 19 décembre. Il serait donc utile de pouvoir lire cet audit pour s’en faire une idée.»

A qui donc la lourde tâche de transférer l’audit au Parlement ? Le passage de patate chaude est maîtrisé à la perfection. Le ministère des Sports, en la personne de Skander Karaa, répond ainsi : «Nous ne sommes par les destinataires de cet audit, donc nous ne pouvons pas le transmettre. Peut-être que Mme Buffet et M. Lozach auraient dû envoyer leur lettre à l’AFLD.»Le directeur de l’Agence, Mathieu Teoran, se dit prêt à le faire, sous condition : «Nous ne voulons pas mettre ce document sur la place publique. Si des parlementaires le demandent, on leur communiquera selon les canaux institutionnels.»

(1) Damien Ressiot est désormais à la tête du département des enquêtes et du renseignement de l’AFLD, dont la création a été annoncée le 31 juillet.

ParLuca Endrizzi

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