Photo : la guerre, un enfer pavé de bonnes inventions

Published 22/08/2019 in Arts

Photo : la guerre, un enfer pavé de bonnes inventions
Direction des inventions, masques du Dr Sicard. Section hygiène, vers 1917.

Critique

Pour les 80 ans du CNRS, une étonnante exposition dévoile à Arles ses archives, jusqu’alors classées secret-défense, qui répertorient les innovations, probantes ou farfelues, destinées à être utilisées durant la Première Guerre mondiale, et dont certaines trouvèrent un second souffle, notamment dans les arts ménagers.

Ils ont des airs de Daft Punk rétro-fantaisistes, d’Hannibal Lecter antédiluviens ou de Géo Trouvetou : les hommes qui posent devant les appareils photo de la Direction des inventions de l’armée française entre 1914 et 1918 ont pourtant une tâche sacrément sérieuse à accomplir. Leur mission ? Aider les soldats à triompher de l’ennemi. Leur but ? Ramener la victoire. Leur méthode ? N’écarter aucune idée, aussi saugrenue ou irréaliste soit-elle. Leurs moyens ? Inventorier grâce à des films et des photos ce qui sort de l’esprit plus ou moins farfelu des inventeurs de l’époque. Et tout cela dans le plus grand secret… Cette étonnante aventure des inventions, classée secret-défense il y a encore peu de temps, est racontée dans l’exposition «la Saga des inventions, du masque à gaz à la machine à laver» visible aux Rencontres de la photographie d’Arles.

«Touche d’extravagance»

A l’occasion des 80 ans du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’historienne de la photographie Luce Lebart, qui travaille aussi pour le fonds privé Archive of Modern Conflict (lire Libération du 24 juin 2017), entre Londres et Toronto, s’est plongée pendant plusieurs années dans des milliers de plaques de verres pour tirer une lecture à la fois sérieuse et bouffonne, tragique et comique, des innovations du début du siècle dernier. Cent ans plus tard, toute cette débauche d’idées et d’objets loufoques exhibés devant l’objectif peut paraître dérisoire. Or, le regard intelligent et sensible de Luce Lebart sur ces pans cachés de la photographie scientifique fait de cette expo patrimoniale une des visites les plus originales des Rencontres 2019.

                               Machine à laver mixte pour la vaisselle et le linge (petit modèle) de Jules-Louis Breton. Collection CNRS, B_5536.

Machine à laver mixte pour la vaisselle et le linge (petit modèle) de Jules-Louis Breton. Photo Collection CNRS

Sur les clichés, mitraillettes, radiateurs portatifs, masques à gaz pour chevaux, appareils d’écoute, obus fuselés, lance-tracts pour avions – des armes offensives et défensives – rivalisent d’ingéniosité et de formes insolites. Il y a par exemple, en 1917, ce lance-grenade du lieutenant Gino Minucciani qui a l’air d’une banane métallique articulée. Ou cet appareil d’écoute pour avions qui ressemble à un jeu d’eau pour grands enfants : deux seaux se balancent au bout d’une tige. Plus loin, la cuirasse Mercier couvre dos et poitrine en copiant les écailles d’un gros poisson tandis que les premières visières protectrices et casques quasi aveugles donnent des airs de Dark Vador aux soldats.

Autre invention surprenante, le «rampeur» de monsieur Caufer permet de se glisser sur le sol grâce à de grosses roulettes que l’on attache aux membres. Sur la photo, prise en studio sur un fond blanc, un homme se prête à l’exercice de reptation tel un camelot appliqué. «Plus j’avançais dans mes recherches, plus je me demandais d’où venait ce style comico-burlesque, s’est interrogée Luce Lebart. En recoupant les informations, j’ai compris que Jules-Louis Breton, le directeur du service des Inventions, un grand passionné de cinéma, avait fait venir Alfred Machin en 1917. Et c’est très vraisemblablement ce dernier qui donne cet esprit, ce style, aux images.»

Pionnier de la photo aérienne et du film animalier – il a tourné des images en Afrique au plus près des fauves et des hippopotames -, Alfred Machin est aussi l’auteur du film Maudite soit la guerre, un film d’anticipation pacifiste sorti en 1914. Photographe pour Charles Pathé et sa firme Pathé Frères avant 1914, ce cinéaste qui n’a pas froid aux yeux se retrouve à la Section cinématographique de l’armée pendant la guerre. Et, en 1917, il rejoint l’équipe des inventions de Jules-Louis Breton pour y imprimer sa patte. «Cette touche d’extravagance vient probablement de l’imaginaire cinématographique de Machin. Ce qui m’a beaucoup touché dans cette archive, c’est le décalage entre l’idée qu’on a de la guerre – que l’on connaît tous par des images terribles – et les photos de ce fonds plutôt burlesque. Ce sont des images utiles, sans aucune intention artistique, et pourtant elles ont une puissance esthétique extraordinaire, poursuit Luce Lebart. On dirait des clichés surréalistes, ou des photogrammes de la Nouvelle Objectivité.»

Dispositif de repérage aérien (mai 1935). Ce dispositif visait à détecter les avions en approche. Sa mise au point coïncide avec le rétablissement de la Luftwaffe en Allemagne en 1935. Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions.

Dispositif de repérage aérien. Photo Collection CNRS

Alors que les poilus crèvent dans les tranchées, se concoctent des milliers d’images étonnantes dans le studio du service des Inventions, sorte de petit théâtre pour mises en scène mi-sérieuses mi-farfelues : comment ne pas sourire face à un type affublé d’un stéthoscope géant qui met le sol sur écoute ?

Matériel pliant et pique-niques

Dans ce laboratoire secret-défense se comptent aussi les échecs et de nombreuses pistes seront écartées, comme ce char, le «diplodocus militarus», estimé trop voyant, sans marche arrière et unidirectionnel. Après-guerre, le service des Inventions se tourne vers la protection civile, l’amélioration des conditions de vie et les arts ménagers. S’expérimentent ainsi, dans ce service hors-norme, les premiers lave-linge et lave-vaisselle. Réalisés pendant la guerre, les progrès du matériel pliant (chaises et lits) profitent aux loisirs extérieurs et aux pique-niques. Dans le service des Inventions – dissous en 1938 -, on ne photographie plus des mitraillettes mais des balais, des aspirateurs ou un panier à salade pliable. Et même des poireaux, devenus monstrueusement gros, grâce à l’électroculture…

ParClémentine Mercier Envoyée spéciale à Arles

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